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  • Guerre et religions, guerres de Religion
  • Agnès Bouvier

Salammbô n’est pas un livre isolé. Depuis le choix du sujet jusqu’à la polémique finale, Flaubert tisse un réseau de conseils et d’influences qui place le roman au cœur de la pensée française de son temps. Reconstruire la cité théocratique de Carthage a nécessité la collaboration d’amis dévoués, compétents, capables de mobiliser les savoirs les plus récents sur la question et d’orienter l’auteur vers les ouvrages de référence, mais aussi les travaux en cours, les publications confidentielles, les textes inédits ou non encore traduits1. Flaubert a eu accès à l’actualité du savoir et il est entré dans les lieux de production de la science : ce roman historique l’a rapproché de ses contemporains, dont il a partagé les haines et les combats. Il s’est engagé au grand jour dans ce qui se posait clairement comme un substitut à l’activité politique sous le régime impérial : la réflexion et le discours critique sur les religions en général et la religion catholique en particulier.

Le déplacement du centre de gravité de la pensée libre en France du politique vers le religieux est ainsi formulé par Alfred Maury dans ses Souvenirs : « M. Buloz vit en moi un écrivain qui pourrait traiter des questions d’histoire religieuse dont l’importance allait devenir d’autant plus grande pour les amis de l’indépendance de la pensée, [End Page 713] que le nouveau régime leur fermait la politique2. » Maury évoque de la même manière, en le liant aux mêmes causes, le reflux des acteurs de la vie politique d’avant le coup d’État vers la littérature et le refuge que leur offre l’Institut dont il dirige la bibliothèque. C’est là que Flaubert l’interrogera inlassablement sur Carthage. Le romancier rejoint ainsi les philologues, exégètes, mythographes venus de toute l’Europe auxquels le conservateur de la Bibliothèque de l’Institut ouvre ses portes. Le chercheur qui vient rêver dans salle de lecture aujourd’hui silencieuse doit faire un effort pour imaginer l’atmosphère de fébrilité et presque de conspiration qui devait l’animer en ces temps de déficit de parole publique. Les questions qu’on y traitait, particulièrement celle de la critique historique des textes sacrés, permettaient en effet d’investir le champ du politique non pas à sa marge, mais en son centre dans un pays où le geste d’« écraser l’infâme » est historiquement et idéologiquement cofondateur de celui de renverser le prince. L’alliance offensive du trône et de l’autel à l’occasion du coup d’État avait été dénoncée par les opposants et les exilés. Rappelons ces vers célèbres de Hugo, à propos du Te Deum du 1er janvier 1852 par lequel le clergé catholique marquait son ralliement au nouveau régime, au lendemain des journées sanglantes de décembre :

Vends ton Dieu, vends ton âme !Allons, coiffe ta mitre, allons, mets ton licol,Chante, vieux prêtre infâme !

Le meurtre à tes côtés suit l’office divin,Criant : feu sur qui bouge !Satan tient la burette, et ce n’est pas de vinQue ton ciboire est rouge3.

Le sang et le vin, le feu des armes et la flamme du bûcher, l’office divin comme sacrifice païen, l’impiété, le satanisme de la mascarade religieuse qui porte le masque hideux de la « mort rouge » : tout est dit, tout est prédit, jusqu’au bain de sang de la Commune, avec les mots déjà anciens de la tradition anticléricale française. Hugo fait retentir à nouveau, avec quel éclat et quelle rime, l’« infâme » de Voltaire ?

Le cléricalisme comme l’anticléricalisme correspondent en France à des positions d’abord politiques. Au cours de la première décennie du règne de Napoléon III, des ajustements auront lieu au gré des [End Page 714] fluctuations de...

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