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Les littératures de Pierre Bourdieu Jean-François Fourny U N LIVRE RÉCENT vient de démontrer à quel point la sociologie, encore balbutiante, avait eu du mal à se démarquer de la littéra­ ture du 19ème siècle en général, et de Balzac en particulier: étrange paradoxe qui veut qu’une discipline aux ambitions scientifiques ait dû, au moment de sa naissance chercher à soustraire son objet à l’auteur de La Comédie humaine. 1 Mais, comme une ombre portée ou un malin génie penché sur son berceau, la littérature n’a depuis cessé de tour­ menter la sociologie: en effet, de Lukâcs à Lucien Goldmann, les dif­ férentes théories du reflet et leurs avatars ont toujours fini par mordre la poussière avant que la critique littéraire qui s’est développée depuis les années soixante n’ait cherché à transformer le discours des sciences sociales en la pire des littératures, c’est-à-dire celle qui n ’aurait jamais pris la peine de réfléchir sur son propre langage. Tout se passe, en fait, comme si littérature et critique littéraire, d’un côté, et sociologie, de l’autre, étaient condamnées, au mieux, à se regarder en France en chiens de faïence, et, au pire, à s’entre-dévorer. A cet égard, l’œuvre de Pierre Bourdieu, où la littérature ne cesse de faire problème, a ouvert un nouveau chapitre dans l’histoire de cette relation orageuse. Il est clair que, dans l’esprit de Bourdieu, la sociologie est appelée à jouer aujourd’hui à la fois le rôle de science-pilote que le structuralisme avait attribué à la linguistique, et celui de reine des sciences que Lacan ambitionnait pour la psychanalyse. Mais dans cette louable entreprise de refondation de la sociologie, la littérature et la critique littéraire restent tout aussi menaçantes pour les sciences sociales. La littérature jouit ainsi, dans l’ensemble de l’œuvre de Bourdieu, d ’un statut particulièrement instable, ambigu et, à la limite, contradictoire. C ’est ce que je souhaiterais démontrer dans ce qui suit en abordant le problème à partir de trois angles. Le premier sera chronologique et évoquera brièvement l’évolution de la “ question” littéraire, qui, partant d ’un déterminisme proche de la théorie marxiste du reflet, aboutit, contre toute attente, à un curieux privilège accordé aux recherches les plus formalistes et abstraites du XXèm e siècle. Le second s’intéressera aux bureaucraties de la littérature (et, en creux, celles de la sociologie), avant que le troisième n’aborde ce que l’on pourrait appeler Pextraterritorialité sociologique dont Bourdieu 92 Sp r in g 1994 F ourny entoure la sociologie et le sociologue (c’est-à-dire lui-même) à travers la notion de liberté. Nous aurons tout loisir, en conclusion, de nous demander si la mariée n ’était pas, contre toute attente, décidément trop belle. La distinction—Dans l’ensemble, Bourdieu est resté remarquable­ ment fidèle au programme que son Esquisse d ’une théorie de la pratique annonçait il y a déjà plus de vingt ans: étendre la lecture économique aux biens symboliques au prix d’un réductionnisme économique clairement revendiqué.2Mieux, le sociologue y revient énergiquement dans un livre récent. En fait, la notion [d’économie] telle que je l’utilise est au service d’un réductionnisme délibéré et provisoire qui me permet d ’importer le mode de pensée matérialiste dans la sphère culturelle d’où elle a été expulsée historiquement quand la vision moderne de l’art a été inventée et que le champ de production culturelle a acquis son autonom ie.3 Ce réductionnisme s’appuie sur la distinction désormais classique établie par Bourdieu entre les différents types de capital (économique, culturel/ informationnel et social) qui permettent de parler de la culture en termes de production, marché, profits, intérêts, investissements, etc. Comme une monnaie ne peut être dite forte (ou faible) que par rapport à d...

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