Le Professeur et le Dandy: Auguste Comte et Charles Baudelaire devant la Modernité

Le Professeur et le Dandy: Auguste Comte et Charles Baudelaire devant la Modernité Patrick Cingolani L IVRE DE SOCIABILITÉ . . . ” Charles Baudelaire dans un travail resté inachevé, décrit ainsi les Liaisons dangereuses, tout en remarquant l’importance du livre de Laclos au seuil des temps nouveaux.1 Si l’on voulait oser un paradoxe, on pourrait dire qu’ici Baudelaire esquisse une “ sociologie” de l’art dans sa relation aux événe­ ments collectifs qui secouent un peuple, ainsi qu’avec les divers faits moraux d’une époque. “ Les livres libertins” , ajoute-t-il, “ commencent et expliquent la Révolution” (OC II, 68). Cet article voudrait s’inscrire dans le fil des travaux qui ont reconnu dans l’œuvre du poète une œuvre de pensée et qui aussi ont cherché à montrer dans son labeur les traces d’une réflexion sur le lien de co­ existence des modernes.2Baudelaire, ne serait-ce que par sa réflexion sur la modernité, est un analyste de son temps, un observateur des détails de sa plus intime quotidienneté, mais ses lectures et projets montrent encore une attention aux enjeux théoriques concernant le lien social. Sa défiance à l’égard des philosophies du XVIIIe siècle, son projet de livre sur “ Condorcet et Machiavel” , sa relation complexe à Rousseau, à travers à la fois la problématique du mal, les Confessions et la figure du “ prom eneur sombre et solitaire” 3 expriment chez lui le souci d’interroger la politique moderne. A partir de l’idée d’une “ politique de Baudelaire” 4on se propose de mesurer les figures du lien qui sont à l’œuvre chez le poète et celles qui sont définies par Auguste Comte. Le philosophe, contemporain de Baudelaire, bien que de vingt ans son aîné—il meurt l’année même de la publication des Fleurs du mal—a ici quelques titres à faire valoir. Il a créé, à partir d ’un préfixe latin et d’un suffixe grec, le néologisme de sociologie. Il a assigné à la science nouvelle un objet: l’histoire. Il lui a donné, en raison même de la dignité de son objet, la prééminence épistémologique dans L ’Echelle encyclo­ pédique des sciences et lui a ainsi assuré une stabilité d’existence qui sera confirmée par l’université républicaine. Il lui a fixé une tâche dans le con­ texte de la modernité: fonder l’ordre, par l’intégration des hommes à la 60 Sp r in g 1994 ClNGOLANI société industrielle et par leur unification dans un système de représenta­ tion commun. Dans la confrontation entre le philosophe et le poète on se propose d’éprouver deux pensées de la modernité. Le titre de l’étude synthétise chacune des postures sous l’emblème du dandy et sous celui du pro­ fesseur mais il ne prétend pas épuiser les divers autres figures par lesquelles le poète-saltimbanque et le philosophe-prêtre s’opposent tout en pro­ duisant une théorie de l’altérité et du prochain. Il voudrait seulement thématiser deux types d’individualité: celle du solitaire mélancolique et celle du ministre du savoir. La confrontation de ces deux types dans le cadre de ce numéro sur la bureaucratie trouve sa légitimation dans l’achèvement sociocratique de la philosophie de Comte et dans la tenta­ tive baudelairienne pour penser le multiple et le singulier dans les temps nouveaux. En opposant le poète et le philosophe on voudrait suggérer, en écho aux problématiques de notre temps, en quoi la rupture des cadres disciplinaires du discours savant peut être une source de réflexion sur les figures de notre lien et, pourquoi pas, un élément de renouvellement de la narrativité sociologique. Du nihilisme—Comte et Baudelaire partent tous deux d’un même rapport critique, ou à tout le moins, d’un même avis mitigé sur le XVIIIe siècle et sur leur temps. La crise que traverse la culture occidentale peut être résumée, pour l’un comme pour l’autre, sous le nom à’hédonisme philosophique...