In lieu of an abstract, here is a brief excerpt of the content:

Le “sort du dez judiciaire” : Rabelais ou l’archéologie de la bureaucratie Philippe Desan U’EST-CE QUE LA BUREAUCRATIE? Est-ce une structure administrative codifiée par des textes précis et rigides, ou bien, au contraire, le reflet d’une mentalité toujours changeante en fonc­ tion de l’idéologie dominante? Existe-t-il une histoire de la bureaucratie au même titre qu’une histoire de la sexualité ou de la folie? et si oui, peuton en faire l’archéologie? Autant de questions qui retiennent ici notre attention. Au lieu de restreindre notre réflexion à un cas particulier, en l’occurrence un personnage de roman—le juge Bridoye—dans l’œuvre de Rabelais, nous appréhenderons plutôt ce “ cas” reculé dans le temps à partir des enseignements que l’on pourra en extraire; cela afin d’offrir quelques remarques sur toute organisation bureaucratique, de façon peut-être plus générique et universelle. Il nous faut en effet poser dès à présent un postulat méthodologique: la Renaissance annonce en quelque sorte les grandes “ énigmes” de la bureaucratie moderne. Ce déplacement temporel vers le pré-moderne (la Renaissance pré­ sente à notre avis une collection de facettes à la fois modernes et pré­ modernes1) devrait nous permettre de remonter aux sources de la modernité tout en isolant quelques instances documentaires (et ici nous mettons romans et textes légaux sur le même plan) toutes liées à l’émergence de la bureaucratie telle qu’on la connaît aujourd’hui. En effet, quand on parle de bureaucratie on entend presque exclusivement les X IX e et XX e siècles (le présent volume semble renforcer cette percep­ tion). Bref, nous possédons très peu de données sur les débuts de la bureaucratie, à savoir le phénomène bureaucratique à la Renaissance et la façon dont il était perçu à l’époque. Nous aimerions démontrer ici l’existence d’une certaine continuité dans la perception sociale de ce phénomène. Dans sa célèbre enquête sur ce qu’il appelle le “ phénomène bureau­ cratique” , Michel Crozier propose une définition de la bureaucratie qui nous paraît à la fois minimale et riche en sous-entendu théorique. Pour lui, “ une organisation bureaucratique serait une organisation qui n ’arrive pas à se corriger en fonction de ses erreurs” .2 Située au delà de Vo l . XXXIV, No. 1 7 L ’E sprit C réateur l’expérience, la bureaucratie ne possède pas de mécanismes d’adaptation face à de nouvelles situations mais a au contraire tendance à reproduire un modèle structurel déjà en place et qui tend le plus souvent vers une rigidité extrême au niveau des prises de décision. L’impersonnalité des règles et la centralisation des décisions en sont inévitablement les sousproduits . Tous ceux qui se sont penché sur le phénomène bureaucratique aboutissent aux mêmes conclusions: dans un système bureaucratique rien n’est laissé au hasard ou à l’initiative individuelle, tout fait l’objet d ’un règlement. Le but de la bureaucratie est effectivement de réduire l’aspect subjectif des décisions, ou du moins de voiler ces décisions derrière une série de textes qui, de par leur existence matérielle, font loi. Le texte traverse alors les époques et remplace l’aspect imprévisible et contingent des décisions humaines. En fait, la bureaucratie repose sur une idée très forte du légalisme. Pour qu’une action soit possible il faut toujours qu’elle soit fondée sur un texte. Il ne faut pourtant pas oublier que la bureaucratie c’est avant tout des bureaucrates, c’est-à-dire des individus qui reproduisent des valeurs qui ne sont pas forcément les leurs; ces valeurs peuvent même, dans certains cas, aller à rencontre de leurs propres croyances et remettre en cause leur existence en tant qu’êtres indépendants et particuliers. Le particulier n’a pas sa place dans les organisations bureaucratiques! Ces dernières ne peuvent cependant fonctionner qu’avec la complaisance d’individus...

pdf

Share