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Maryse Condé: l’écriture de l’Histoire Priska Degras Et ils sortirent de ce trou du passé (où ils devaient se trouver pour au moins une fois encore), effarés du soleil sur les roches en cailloutis. C’est à partir de ce trou débondé que déferla sur nous la foule des mémoires et des oublis tressés, sous quoi nous peinons à recomposer nous ne savons quelle histoire débitée en morceaux. Nos histoires sautent dans le temps, nos paysages différents s’enchevêtrent, nos mots se mêlent et se battent, nos têtes sont vides ou trop pleines. —Edouard Glissant, La case du commandeur N OMBRE DE ROMANS caraïbes francophones sont investis, à des degrés divers, de cette obsession ancienne: le poids de l’Histoire et le gouffre, affolant, de son opacité. Cette Histoire inconnue, niée ou travestie, subie, immanquablement douloureuse, s’est fondée sur une violence première: l’esclavage dont le “ souvenir impossible” continue de hanter les consciences. A cette violence fondatrice de la société coloniale antillaise—violence commune à de nombreuses sociétés coloniales améri­ caines—ont succédé d’autres violences et d’autres douleurs que la parole littéraire antillaise exprime largement sans pouvoir, semble-t-il, en épuiser ou même atténuer le “ lancinement” persistant et taraudant. Traversée de la Mangrove, 1avant-dernier roman de l’écrivain guadeloup éen Maryse Condé, est une autre illustration, exemplaire, de ce qu’Edouard Glissant appelle le “ Roman des Amériques” et de cette obsession fondamentale qu’est la recherche, non d’un temps “perdu” mais d’un temps “ éperdu” .2 Nourri, en effet, de l’obscurité et du mystère du passé (celui du personnage principal, Francis Sancher et, par extension, celui des Amériques), Traversée de la Mangrove est autant une plongée dans l’opacité douloureuse des histoires individuelles et collec­ tives qu’une démonstration lumineuse des multiples possibilités de la création romanesque. Maryse Condé développe dans ce roman une intrigue à voix et niveaux multiples dont la structure mêle, dans une riche polyphonie, différents moyens narratifs: le récit dans le récit, le mono­ logue intérieur, le conte, le rêve... Parabole sur l’Histoire, Traversée de la Mangrove est aussi une exploration de la vertigineuse complexité des rapports humains et de l’irrémissible ambiguïté qui, aux Antilles comme ailleurs, en est la con­ stante caractéristique. Figure emblématique de l’ambiguïté, de la culpa­ VOL. XXXIII, No. 2 73 L ’E s pr it C r éa te u r bilité et de l’opacité, Francis Sancher incarne un désarroi total: celui d’un homme terrifié par l’imminence de sa mort et poursuivi par une fatalité dont l’origine se perd dans la nuit de l’Histoire, non pas celle des colonisés mais celle des colonisateurs puisque Sancher, descendant des “ Découvreurs” a tenté d’expier, sur trois continents (l’Europe, l’Afrique, l’Amérique), la faute ancienne de son “ sang” . Le roman s’ouvre sur la mort, inexpliquée, de cet étranger installé depuis peu dans la petite bourgade antillaise de Rivière au Sel. Sancher a noué, avec les habitants de Rivière au Sel, des relations parfois amicales, intimes ou conflictuelles, étranges ou encore, aux yeux du plus grand nombre, proprement scandaleuses. Francis Sancher est une figure multiple: héros, amant, ennemi, parasite et peut-être criminel, cet homme mystérieux poursuivi par un sombre destin va permettre de mesurer, par son bref passage en ce lieu, l’ampleur des drames qui agitent les différents per­ sonnages. C’est ainsi que va se révéler à elle-même, dans ses rapports avec cet étranger, la petite société fermée de Rivière au Sel. Le récit de ces différentes rencontres—entre Sancher et les habitants de Rivière au Sel— exprimé par dialogues ou monologues intérieurs le plus souvent sera donc le prétexte à la description d’une riche galerie de personnages, emblématiques, eux aussi, des conflits historiques et sociaux dont ils sont...

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