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Le jeu de la règle
- L'Esprit Créateur
- Johns Hopkins University Press
- Volume 31, Number 4, Winter 1991
- pp. 12-21
- 10.1353/esp.1991.0047
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Le jeu de la règle Frédérique Chevillot R OGER CAILLOIS devait se faire une bien haute idée de l’entre prise littéraire lorsqu’en 1958 il publia Les Jeux et les hommes: nulle part n’est-il question dans son essai de jeu et d’écriture.1Et pourtant, lorsqu’on examine de plus près les six qualités “ purement for melles” qui selon lui définissent l’activité ludique, on croirait lire la définition de l’écriture de fiction. Jouant à mon tour, je réécrirai, le temps d’une démonstration, la définition de Caillois et poserai que, tel le jeu, l’écriture de fiction est une activité: Libre: à laquelle [l’écrivain] ne saurait être obligé sans que [l’écriture] perde aussitôt sa nature de divertissement attirant et joyeux. (JH 42) L’écriture naît librement; elle n’est que liberté. L’écrivain ne saurait être condamné à écrire, ou à ne pas le faire, sans qu’en effet son activité “ perde aussitôt sa nature de divertissement” ; terme que je prends ici au sens étymologique de “ détournement” . Ecrire, c’est tourner en fiction ce qui appartient au quotidien, à la contingence. N’étant plus que désir, l’écriture est dans ce qui fait sa genèse, une activité “ attirante” et “joyeuse” . Séparée: circonscrite dans des limites d’espace et de temps précises et fixées à l’avance. (JH 43) Séparée, l’activité de l’écriture l’est du fait même qu’elle n’est que liberté, choix et désir. Sa circonscription dans le temps et l’espace est définie a priori: tout ce qui n’est pas écriture est perçu de l’extérieur en termes de temps et d’espace propres à la contingence. Incertaine: dont le déroulement ne saurait être déterminé ni le résultat acquis préalable ment, une certaine latitude dans la nécessité d ’inventer étant obligatoirement laissée à l’initiative de [l’écrivain], (JH 43) On ne doutera pas une seconde de la puissance d’invention que requiert l’écriture, ni du caractère incertain de l’entreprise. Tout se passe comme si l’écriture naissait par surprise. 12 W in t e r 1991 C h ev illo t Improductive: ne créant ni biens, ni richesse, ni élément nouveau d’aucune sorte; et, sauf déplacement de propriété au sein du cercle des [écrivains], aboutissant à une situation identique à celle du début de la partie. (JH 43) Le livre qui résulte de l’activité de l’écriture, peut-il être considéré comme son produit? Certes, c’est un objet tangible, mais l’écriture elle-même ne l’est pas; elle reste un processus en continuelle transformation. Si le livre était le produit de l’écriture, celle-ci aurait la capacité de prendre fin une fois le produit achevé; or, l’on sait que... Il faut même voir un parallèle certain entre l’idée de “ déplacement de propriété” de Caillois et le con cept derridien de différance. Ecrire n’est autre qu’un processus de déplacement de sens et c’est en cela que l’activité de l’écriture est impro ductive: elle ne crée rien car elle se trouve en perpétuelle ré-écriture et ré-création. Réglée: soumise à des conventions qui suspendent les lois ordinaires et qui instaurent momentanément une législation nouvelle, qui seule compte. (JH 43) Fictive: accompagnée d ’une conscience spécifique de réalité seconde ou de franche irréalité par rapport à la vie courante. (JH 43) Ces deux dernières caractéristiques sont les plus intéressantes car Caillois a précisé précédemment que “ les jeux ne sont pas réglés et fictifs. Ils sont plutôt réglés ou fictifs” (JH 41). Et, lorsque le jeu ne suit pas de règles, c’est “ la fiction, le sentiment du comme si [qui la] remplace et remplit exactement la même fonction” (JH 40). Or, il semblerait que ce qui définit justement l’écriture...