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Du Ludibrique Jean Alter D o n c , jo u o n s . Mais sous quelle règle qui ne déréglât pas le ludique? Car si tant est qu’on ne puisse se passer de règles, semences du jeu, elles comportent toujours déjà une dénégation du ludique où le jeu se meurt. “ . . . Et sur ses débris se pressent des joueurs armés jusques aux dents d’un savoir sérieux” . Et chiants. C’est qu’ils ne plaisantent pas en jouant. Qu’ils s’investissent dans les règles au lieu d’en jouer. Je pense donc je joue, je joue donc je pense, cela est d’une grande gravité. Impres­ sionnante. Professionnelle. Séductrice. —Et qui déjà m’empare, pris au jeu que je suis de mes propres règles du jeu. —Faut être sérieux, le ludique n’est pas drôle. Faut jouer comme les autres, selon les règles du jeu. Au risque d’ennuyer. Si “ l’ennui c’est les autres” , je suis un autre. L’enjeu de mon jeu ne saurait être le dérèglement total des règles. Sans doute puis-je jouer, moi aussi, sur la dénégation, sur l’illusion du jeu. Mais il y aura toujours des règles. Pour les miennes, toutefois, passons. Excepté une: que mon jeu fasse voir en abîme des règles du ludibrique. Et d’abord, par osmose, que le ludibrique, comme tout jeu textuel, s’inscrit dans un jeu de règles. Et ensuite que le ludibrique, comme tout ludique littéraire, est cor­ rompu par sa pratique. Car le ludique pur, le jeu idéal, se définit par la gratuité. On peut “jouer” pour un gain—courses/roulette/poker/ bourse—mais seulement au figuré (la langue joue de tels tours); pas ludiquement. Petite prière pour qu’on me le concède tant qu’on joue ensemble: le vrai jeu ludique, qui est ici en jeu, doit être gratuit. Mais voilà, on ne joue pas seul. Sauf au jeu de patience, où l’on se mesure au hasard des cartes en cherchant un plaisir solitaire. (Autre que propose un auteur qu’on lit d’une main.) On n’emporte sur personne. Ailleurs, même derrière le puzzle—mots croisés, rebus, devinettes—il y a toujours Vautre—le maître des règles du jeu. J’entre dans son jeu, maîtrise ses stratégies, déjoue ses pièges—ça y est, j ’ai gagné, à moi le prix. Ou j ’accepte sa supériorité, par lui escomptée. De toute manière, il y a gain —intangible mais certain: l’enjeu du jeu sous forme de rapport de puissance. Et corruption du ludique gratuit. Quand on s’empoigne avec l’autre plus directement, devant 6 W i n t e r 1991 A lter Péchiquier ou sur le terrain, les enchères montent; le ludique pourrit; pris au jeu, on se prend au sérieux. Le jeu littéraire, où l’autre n’intervient qu’à distance, protège de tels excès. On y joue en deux temps, avec enjouement: l’auteur étale son jeu, dépose sa carte de visite, s’absente; le lecteur, par le jeu alléché, construit peu à peu sa lecture, jouissant du texte mais rompant la partie s’il y perd ou s’ennuie. Une mesure de liberté rend cela très léger, détaché, impersonnel. . . Mais pas gratuit. L’auteur veut capturer le lecteur, imposer la lecture, justifier l’écriture: gain d’amour propre, projet de monnayer le ludique. Le lecteur exerce ses cellules grises, tire du plaisir de l’auteur, s’enrichit ou s’éclate à peu de frais: dévoiements intéressés du jeu. Ce qui s’annonce comme ludique littéraire, fable ou fiction gratuite, tourne donc au sérieux pour les joueurs. Ou: toujours malade du ludique la littérature dévalorise le jeu. Mais il y a des nuances. Certains textes se présentent—si clairement et si distinctement—comme plus ludiques que d’autres. Ceux d’abord où un scriptor ludens insiste sur le...

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