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De la poétique décadente: la bibliothèque de des Esseintes Julia Przybos A REBOURS—la bible de l’esprit décadent.1Banale en apparence, cette formule met à nu la problématique de la poétique décadente. La bible évoque deux sens différents: “ ouvrage faisant autorité” et “ collection de textes sacrés” . Mais s’agit-t-il d’un singulier ou d’un pluriel? La poétique décadente est-elle une ou multiple? Homogène ou hétérogène? A examiner le jeu qui s’instaure ici entre le livre et les livres on risque de saisir la spécificité de la poétique décadente. Examen parfaitement justifié. La bible des Décadents contient une bibliothèque. Il s’agit d’un cabinet de travail évoqué tout au long du roman. Minutieusement décrit au début et évoqué de nouveau à la fin, il apparaît comme le cadre spatial d 'A rebours. Ce cabinet est le lieu privilégié de l’existence solitaire de des Esseintes qui déballe et décrit ses livres en trois temps. Les chapitres III, XII et XIV du roman sont entière­ ment consacrés à la bibliothèque et aux volumes qu’elle contient. Le cabinet de travail. L’espace et le temps s’y livrent à un jeu com­ pliqué. L’espace et le temps—tels sont les éléments constitutifs du chronotope bakhtinien, concept philosophique et instrument d’analyse tout ensemble. Postulant “ l’indissolubilité de l’espace et du temps” , Bakhtine appelle chronotope “ la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels, telle qu’elle a été assimilée par la littérature” .2 Lieu privilégié de l’œuvre romanesque, il est “ le centre organisateur des prin­ cipaux événements contenus dans le sujet du roman” (391). Dans A rebours, c’est le cabinet de travail qui est appelé à remplir la fonction de chronotope. Et comme ce cabinet contient toute une collection de livres, Huysmans fait d ’A rebours un livre sur les livres, un livre sur la littérature. Quels critères président à la sélection des livres? Les mêmes qui décident de toute la démarche de des Esseintes. Huysmans rejette la pratique des naturalistes qui favorisent le public et le social dans les lettres et font accomplir à leurs personnages les actes les plus intimes au vu et au su de tout le monde. Il mise au contraire sur ce qui est individuel et intime, à savoir sur les actes que des Esseintes accomplit seul et loin des regards indiscrets.3Appliquées à la littérature, les notions d ’individuel et Vo l . XXVIII, N o. 1 67 L ’E s pr it C réa te u r d ’intime traduisent les dimensions fondamentales du fait littéraire. Le concept d’individuel reflète les liens qui rattachent une œuvre à l’ensem­ ble de la littérature: il exprime son originalité. Le concept d ’intime permet de saisir les rapports qu’elle entretient avec le public: il traduit sa popularité. La production moyenne, qui n’a d ’autre ambition que de toucher un vaste public, est à l’avance durement condamnée. Mais les grands de la littérature ne sont pas pour autant favorisés. Dans leur cas, c’est précisé­ ment leur trop grande renommée qui leur interdit les rayons de la Thébaïde. Des Esseintes n’est prêt à accueillir que les livres à la fois originaux et peu connus du grand public. En premier chef, les ouvrages de l’Antiquité puisqu’ils exigent des études spécialisées. La basse latinité s’impose à cause des liens de parenté qui unissent le français et le latin. Le français n’est-il pas un latin qui a secoué le joug d ’une syntaxe opprimante, un latin prêt à recevoir les apports linguistiques les plus divers? Qui plus est, ce travail plusieurs fois séculaire préfigure les efforts d ’innovations langagières des Décadents. Voilà pourquoi le cabinet de travail ne renferme en somme que les ouvrages de la basse latinité et ceux du XIXe siècle finissant. “ Un saut formidable de siècles” (129) qui...

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