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GILLES PELLERIN Devant un miroir J'ai commence assez abruptement a ecrire des nouvelles. J'avais certes commis <;3 et la des textes narratifs courts (dont aucun n'a ete soumis pour publication), mais j'ai su des Ie moment OU j'ai irnpetueusement jete les premieres lignes - sans cesse recommencees - de ce qui allait devenir Ie point a d'une suite dodecagonale consacree aux autobus, j'ai su que je m'engageais dans un recueil. J'etais alors etudiant au deuxieme cycle a l'Universite Laval,Ie journal du matin avait annonce pour Ie lendemain une greve des employes du transport en commun -Ie lien de cause a effet est d'une simplicite navrante: je comblais sYlnboliquement ce qui manquerait dans la realite. La suspension du service fut longue, assez du mains pour que j'acheve un recueiI, Les sporadiques aventures de Guillaume Untel. Elle n'explique pas tout: j'etais aussi mu par Ie desirde tirer une nouvelle d'une toile de Gustave Moreau, peintre a qui je consacrerais mon memoire de maitrise, de maniere aeprouver de l'interieur, et avant de les lire, ce aquoi les Huysmans, Lorrain, Robbe-Grillet, que j'allais etudier, s'etaient adannes. J'avais assez peu nHlechi sur Ia nature de la nouvelle, j'avais ete un lecteur enthousiaste du genre, il me semblait qu'il definissait certains imperatifs esthetiques contemporains - une certaine fougue, une maniere de prendre Ie sujet dramatique abras-Ie-corps. II me plait (maintenant que j'ai nHlechi !) de constater que des Ie premier moment j'ai conc;u la nouvelle dans Ie tout autant que dans la partie. Car l'artic1e defini est ici dangereux: quand on parle de la poesie~ on embrasse une vaste pratique, persorme ne croira que I'on parle d'un poeme ; il n'y a pas davantage de prejudice a parler du roman, Ie genre y est vu dans sa globalite ; je dis la nouvelle et on entend volontiers un petit texte maigrelet, tout nu, un element dans Ia section des pieces detachees. Avec Ie resultat que dans les classes, ou Ia majorite apprend tout de meme ce qu'est la litterature, Ie professeur se presente avec un texte, photocopie de preference, un texteautonome~certes, beau, complet, mais sans que Ie lien se fasse avec Ie livre dont il est une partie, dans lequel il s~imbrique. C'est ainsi que trap souvent la nouvelle est absente d'elle-meme. La vie etudiante me rend aujourd'hui jaloux et nostalgique. Jaloux de l'etudiant que j'etais, maitre de son temps, capable en tout cas de consacrer des journees entieres a ce petit livre qu'il faisait naitre avec une joie gourmande. (Par la faute du temps qui passe et qui m'est rnaintenant UNIVERSITY OF TORONTO QUARTERLY, VOLUME 68, NUMBER 4, FALL 1999 DEVANT UN MIROIR 895 refuse, ce je est devenu un autre, fort peu rimbaldien.) Nostalgique: les choses se presentaient alors clairement amoi, j'avais tout de suite eu une conception neUe de ce que j'entendais faire, ligne dramatique, traits d'humeur et d'humour prenant des narrataires a temoin, tricherie de la narration a l'egard de la partie dialogique. Quand j'ai dispose d'une vingtaine de textes, la question de l'organisation du recueil s'est ason tour resolue par Ie recours ala forme ternaire de la sonate. Action! Avant peu je souscrirais aune proposition, souvent elementaire, epuree, amonter en epingle. Action! Action! Jetez un personnage dans l'huile chaude. Et debrouille-toi, mon bonhomme ! J'avais en horreur tout psychologisme. La nouvelle se construisait sur des vides davantage que sur des pleins.-d'ou. l'importance quej'ai toujours accordee a l'incipit. Peu a peu - et de plus en plus -, mes nouvelles resulteront d'ailleurs d'une phrase qui s'est fait entendre amoi et dont j'ai simplement cherche a trouver ]a resultante, l'aboutissement - j'ecris rarement une nouvelle dont je sais la fin: connaissant toute l'histoire, je ne me sens pas Ie besoin de'me la raconter. Amains que je sente, en filigrane, un autre nkit, celm des phrases se depla<;ant, en groupes plus ou mains compacts, les unes ala rencontre des autres. Quand ce recit-Ia s'acheve, quand cette strate a pris forme, je me rends compte que l'intrigue proprement dite, la ligne drarnatique, a ete inflechie. Des personnages se sont ajoutes Cils s'appellent il, il et il) en n!ponse ace que commandait la phrase, si bien qu'au fil des ans j'ai en quelque sorte inverse I'axe pOletique : ames debuts je cherchais atranscrire en phrases l'esquisse, l'idee generale d'une aventure (Ie titre de mon premier recueil est sur ce point eloquent) ; l'intrigue a fini par resulter de phrases jaillies (parfois tout armees de la cuisse de Jupiterl ) de-ci dela, comme on voH poindre l'asperge au printemps , rapide, verte, miraculeuse. Ces perspectives simples, garantes de bonnesante narrative, se sont peu a peu modifiE~es quand je suis devenu editeur. Avouloir se montrer ouvert devant un large eventail esthetique (cela touche a la fois celui qui lit les manuscrits de toute provenance et toute allegeance, et celui qui intervient sur les textes des auteurs au moment de la revision editoriale), on finit par releguer sa propre conception du texte loin de soi, aussi surement que l'ecrivain-editeur passe plus de temps dans les textes des autres que dans les siens. (II n'existe pas pire parti pour un ecrivain que de devenir ecliteur, car il perd Ie loisir d'etre seul avec lui-meme, dans cette solitude feconde qu'exige I'ecriture. De surcrolt, les ecrivains finissent par ne plus voir en lui 1. Je confesse par ailleurs que je suis totalement permeable atoute circonstance ambiante a l'ecriture. Des rnenuisiers s'agitent dans Ie voisinage alors que je m'echine arelancer un texte en panne ? Fort bien, j'insere Ie bruit, Ie rythrne du martelage, la senteur de la mie de pin dans lequell'ego"ine a mordu, Ie juron de I'homrne qui a chaud. 896 GILLES PELLERIN l'ecrivain, inutile -l'editeur est utile et corveable, necessaire et silencieux. J'ai pourtant cede, et continuerai sans doute de Ie faire, au besoin imperieux de creer un vehicule qui permette que cette solitude des ecrivains aboutisse aun acte public accepte, tolere, salue. La nouvelle reste precaire dans Ie monde de langue fran\aise et ce triste bulletin de sante est prejudiciable a I'ensemble de la litterature, surtout quand I'on considere - je suis juge et partie ace chapitre, comme ataus Ies autres - que certaines des experiences litteraires les plus probantes dans Ie domaine national, depuis vingt ans, ont ete Ie fait des nouvellistes.) Les nouvellistes jouent leur tete achaque texte, Scheherazade essayant de seduire la critique vingt-cinq fois par livre, redoutant qU'un texte moins apprecie ne se traduise par un jugement tiede accablant I'ensemble, Ie livre. Le sultan n'est guere amene: il n'aime pas d'emblee Ie genre et Ie rappelle, particulierement quand Ie recueillui a plu - il a Ie plaisir ranee. II a aussi de redoutables bontes: a~t-il aime Ie recueil qu'il deplore que son al,lteur ne fasse pas dans Ie roman. Il faut Ie comprendre: ses reperes sont mis amal, il ne peut pas recourir au resume secourable (une fois, c'est deja tarte, mais vingt-cinq fois ?), les personnages ne sont pas bien campes et cela lui fout la trouil1e car il ne pourra pas en parler comme s'il s'agissait de ses voisins de l?alier. A nous aussi ces personnages sans visage, anonymes, foutent la trouille. Ils vont au front, amains que ce ne soit Ie front qui vienne a eux. Dans leur trajectoire de comete erratique ils incarnent la condition humaine de maintenant . II est difficile de faire de beaux ronds dans l'eau en cette fin d'epoque. * * * Mes nouvelles commencent assez abruptement, m'a-t-on quelquefois fait rernarquer. Je sills couche dans la salle a manger, aplat ventre - j'ai des enfants, mais j'ai un jour refuse a rna fiUe Ie cheval qu'elle TE?clamait, je fais done la bete de rodeo. Le monde est fait de pattes de chaises et de table. Et d'une charge sur les reins: quelqu'un s'amuse a rouler et sauter sur mon dos, que je ne vois pas. Hue papa! Je suis un boxeur, la lumiere se fait, violente, un homme est penche sur moi et recite les chiffres jusqu'a dix, avec une application qu'il traduit de grands gestes du bras, comme s'il mIen aspergeait, six, sept., huit... Je comprends que je viens de me faire devisser par un crochet du droit sous les hurlements ravis ou indignes de qurnze mille personnes. 11 ne faut pas que la Ie~on d'arithmetique elementaire se rende a dix, je n/ai plus tout afait mes esprits, mais je sais que I'autre rn'attend, en sueur, pret a me remettre son crochet du droit a l'estomac, il offre en prime un uppercut au menton. Je me leve, je ne suis plus sur de man nom. La nouvelle opere sans reference, elle joue dans un monde tronque, il ne me reste que deux secondes sinon on ecrit Ie mot FIN 2 • 2 On comprendra gu/une nouvelle se serait interrompue ici. DEVANT UN MIROIR 897 * * * Ce qui me plait dans la fiction courte, et qui me fait defaut ici, c'est que l'action se suffit aeIle-meme, circonscrite, directe, rapide. Nul besoin d'y expliquer que Ie cheval humain (un jumain?) et Ie boxeur sont des metaphores de la nouvelle). Des personnages, souvent apeine esquisses, se debattent dans un theatre trop petit. Une ligne dramatique est irresistiblement attiree vers son point de chute, «vitesse en route vers une cible» Verlaine . Cela dit, je n'ai rien dit. L'editeur a publie des textes qui ne repondaient que bien mal au bien peu aces parametres et ne s'en est pas porte plus mal. Le nouvelliste que je suis, attire pour l'heure par de rnicro-recits, pratique-. rait eventuellernent une nouvelle plus ample, avec des sequences presque depourvues d'action que je n'en serais pas autrement surpris. Protee est de la famille. Si Procuste tient auberge, on n'est pas oblige pour autant de descendre chez 1 uL 3 La nouvelle est-elle ason tour la metaphore de quelque chose? Je prouve que je n/ecris pas une nouvelle en ratant pour la seconde Eois l/occasion de mettTe un terme amon texte.Je ne laisserai pas passer la troisieme occasion. ...

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