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1 8 Women in French Studies Pourquoi j'écris en Français Vénus Khoury-Ghata Je suis bigame. Je mène une double vie sous le couvert de l'écriture. J'écrirai un jour un livre pour raconter ma vie au grand jour avec la langue française et ma vie clandestine avec la langue arabe. Je passe de la première, rigoureuse, scrupuleuse à la deuxième: ample, généreuse bondissante. Il m'arrive de les réunir dans un même moule, l'esprit de l'une dans la forme de l'autre, les couleurs de l'une avec les saveurs de l'autre. L'arabe infusant son miel et sa folie à la langue française, celle-ci lui servant de garde-fou contre l'exaltation et les dérapages. L'une et l'autre devenant une jusqu'à ne plus savoir à laquelle des deux appartient telle ou telle expression. Pourquoi cet entêtement à raconter mon pays dans une langue qui n'est pas la sienne ? me suis-je demandé pendant des années.La réponse est simple: vivant au Liban, je n'aurais pas écrit des livres mais fait la cuisine, et fait des enfants. La nécessité de le raconter est venue avec l'éloignement. Il fallait le réinventer tel qu'il était, divisé, meurtri pour me donner l'impression de partager le quotidien terrible de mes compatriotes. Ecrire à cette époque revenait à exorciser le malheur et à transformer les morts en personnages, donc en vivants. Des romans comme Vacarme pour une lune morte, Les Morts n'ont pas d'ombre et La Maîtresse du notable, parus chez Flammarion, puis chez Laffont, me servaient de masque pour avancer dans la fournaise sortie de ma plume pendant que mes compatriotes marchaient à visage découvert face à la mitraille. Mon pays d'encre et de papier avait pris le dessus sur celui de terre, d'arbres et d'eau. Je me terrais derrière la page blanche lorsqu'il pleuvait des obus sur Beyrouth, devenu plus réel celui queje fabriquais avec des mots que celui qu'on enterrait sous une chape de silence et d'oubli. Epoque difficile, je devais conquérir la langue française au lieu de l'apprivoiser. La plume était mon arme, la page blanche le lieu de combat et les tournures de la langue arabe, le bouclier qui me protégeait. Dans ma tete boulait un bruit d'acier dès que ma plume entreprenait sa course sur le feuillet. Coupée du pays, des miens je m'étais raccrochée à la langue française devenue en même temps mon antagoniste et mon refuge, ma source d'angoisses et ma certitude. Ecrire en français revenait à écrire sans risques, sans confession , sans danger. La langue arabe appartenait a ceux dont je partageais les terreurs par l'image seulement. L'arabe appartenait à ceux qui en mouraient. L'idée chère à Tabucchi : l'écriture pour patrie trouvait tout son sens. J'appartenais à une patrie de papier dont je pouvais défaire ou refaire la géographie au gré de mes besoins queje pouvais peupler de personnages si Khoury-Ghata19 irréels qu'aucun de mes compatriotes ne s'y reconnaissait. Patrie qu'on emporte sur son dos tel le nomade sa tente pour l'implanter sur un sol plus clément. Patrie partagée avec d'autres égarés entre deux langues, les Kundera, Castillo, Bianciotti, Ben Jalloun, Boudjedra, Mimouni et qui erraient comme moi dans cette langue française que nous accusions à tort de rigidité, d'étroitesse parce qu'elle résistait à nos phrases toutes en circonvolutions, à nos nombreux adjectifs et nombreuses métaphores.« Il faut repousser les cloisons de la langue française pour qu'elle puisse contenir ma langue abondante », disait l'un.« J'utilise le français contre le hongrois pour mettre une distance entre mes terreurs et mon écriture » lançait Agota Kristof.« Je gave la langue française de loukoum, je lui apprends à faire la danse du ventre » j'ajoutai pour ne pas être en reste. Sans compter la polémique suscitée par Rapahël Confiant et par Chamoiseau sur le lecteur colonisé auquel on...

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