In lieu of an abstract, here is a brief excerpt of the content:

  • La Tristesse dans le système de Rousseau
  • Catherine Labro

L'ironie de Victor Goldschmidt dans son Anthropologie et politique : les principes du système de Rousseau envers « certains interprètes, sans doute familiers de l'auteur »1 qui, dans leurs travaux, ont le front de nommer le grand homme de son prénom Jean-Jacques, est emblématique de sa distance prise à l'égard de la critique littéraire et psychologique antérieure qui s'est appliquée avant lui à le comprendre. Sa posture à l'endroit du récit relaté par Rousseau de son illumination à Vincennes, qui marque l'acte de naissance du philosophe, est, à cet égard, significative. Il n'entend pas, pour sa part, exagérer l'intensité de l'état émotionnel dont Rousseau fait part à son correspondant à cette occasion. Il ne retient de ce récit que ce qui est susceptible de fournir un contenu objectif à sa formule de « triste et grand Système »2 utilisée dans sa Préface d'une seconde lettre à Bordes par laquelle Rousseau qualifie son entreprise philosophique à son commencement. « Ce triste et grand Système », il l'a développé, selon la seconde lettre à Malesherbes, dans les deux Discours et l'Émile3. Et si Victor Goldschmidt multiplie les références au Contrat social plutôt qu'à la troisième œuvre citée par Rousseau, Émile, dans le cours de son analyse des deux Discours, il s'en croit justifié par le cinquième livre du traité d'éducation où figure ce qu'il voit comme une version abrégée du Contrat social (Goldschmidt 7). Ce glissement d'un ouvrage à l'autre interdit cependant de s'interroger sur ces problèmes de premier plan qui intéressent la compréhension globale de la pensée du philosophe : pourquoi Rousseau n'a-t-il pas donné à son système un tour résolument hypothético-déductif achevé ? Pourquoi y insérer Émile, ce genre hybride qui ne relève ni de l'écriture auto-biographique, ni de la démarche absolument rationnelle ? En quoi un système peut-il être triste ? Que veut signifier Rousseau en permettant à la tristesse d'interférer à l'endroit d'un projet théorique qui entend rivaliser avec ceux des plus grands théoriciens du droit naturel du temps ?

Certes on conviendra que les interprétations de l'illumination de Vincennes proposées avant Victor Goldschmidt, qu'elles soient mythiques, religieuses ou psychologiques, témoignent incontestablement du fait qu'il a longtemps existé dans la critique contemporaine « une barrière insurmontable »4 empêchant de saisir ce phénomène originaire dans sa totalité. Depuis, cette tentative n'est cependant pas restée vaine. Paul Audi et Tanguy L'Aminot ont montré, chacun par des biais différents, la nécessité pour y parvenir [End Page 81] de s'affranchir des cadres traditionnels qui envisagent l'illumination de Vincennes soit par rapport à l'intuition intellectuelle des philosophes antérieurs de la tradition, soit par rapport à l'expérience mystique chrétienne.

Si Rousseau a pour illustres prédécesseurs « Saint-Augustin, Montaigne, Descartes, voire même Pascal »5 à sa présentation de la connaissance intellectuelle comme expérience à part entière de la vie, il est le premier, en revanche, à l'incarner dans la tonalité affective qui la traverse de part en part. Cette thèse chère à la phénoménologie matérielle6 révèle l'essentiel de l'interférence établie par Rousseau entre tristesse et système : la tristesse coextensive à l'éblouissement de l'esprit éprouvé à la lecture du sujet proposé par l'Académie de Dijon, « le progrès des sciences et des arts a-t-il contribué à épurer les mœurs ? », tient à la mesure prise de la contradiction que le système aura à charge, non de résoudre, mais « de creuser jusqu'à son noyau le plus intime à partir duquel elle apparaîtra, en tant que contradiction, pleinement justifiée » (Audi 35). Tanguy L'Aminot, comparant l'expérience de Vincennes à celle désignée du nom de satori dans la pratique zen, ne dit pas autre chose. L'émotion inhérente à l'événement est gage de...

pdf

Share