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  • Émotions sincères, ou lieux communs rhétoriques ?L'expression de la passion dans la lettre I, 26 de La Nouvelle Héloïse
  • Jacques Berchtold

Au sein du roman épistolaire La Nouvelle Héloïse, Julie d'Étanges est la première à recourir au terme « émotion ». Ce faisant la jeune fille de bonne famille donne le diapason « sensible » en associant le registre classique des « passions » à la nouvelle empathie sentimentale, au partage altruiste d'une « sensibilité » éminemment caractéristique de la modernité—réservée aux belles âmes (Julie est de religion chrétienne réformée)1. Saint-Preux (son jeune précepteur), quant à lui, plus lettré qu'elle, s'exprime selon un sensualisme qui traduit certes ce qu'il ressent, mais qui transporte aussi dans la modernité des souvenirs de motifs païens immémoriaux. Les fables antiques aident en effet Saint-Preux à interpréter ce qui lui arrive et le corpus des poèmes ovidiens est à cet égard tout particulièrement pertinent. Des poèmes vieux de dix-huit siècles, consistant en des plaintes d'amour formulées par de grandes amoureuses déçues et abandonnées (les rédactrices de ces missives fictives que sont les « héroïdes » élégiaques2) semblent hanter son esprit tandis qu'il rédige, en plein milieu du 18e siècle, ses propres épîtres modernes d'amant éploré adressées à l'élue de son cœur.

En approchant du bosquet, j'apperçus, non sans une émotion secrette, vos signes d'intelligence, vos sourires mutuels, et le coloris de tes joues prendre un nouvel éclat. [...] Mais que devins-je un moment après, quand je sentis... la main me tremble... un doux frémissement... ta bouche de roses... la bouche de Julie... se poser, se presser sur la mienne, et mon corps serré dans tes bras ? Non, le feu du Ciel n'est pas plus vif ni plus prompt que celui qui vint à l'instant m'embraser. Toutes les parties de moi même se rassemblerent sous ce toucher délicieux. Le feu s'exhaloit avec nos soupirs de nos levres brulantes, et mon cœur se mouroit sous le poids de la volupté....

(I, 14, de Saint-Preux à Julie ; OC 2:64)

Des passages cruciaux présentent des fragments au style entrecoupé et haletant qui exprime la charge d'une émotion dont la ponctuation se veut le reflet du « naturel ». Saint-Preux, contraint de fuir loin de la femme aimée, voyage3 ; mais c'est en vain. En dépit du déplacement géographique, il emporte partout avec lui l'image de Julie4. Ce faisant, il obéit au « topos » antique de la course inutile et mortifère pour l'amant rempli de désirs, inguérissable, qui se représente lui-même plaintivement en bête irrémédiablement marquée par l'« effigie intérieure » de la personne aimée attachée [End Page 31] à son cœur, comme par une flèche lancée par une chasseresse. Saint-Preux paraît conjuguer deux codes et deux systèmes explicatifs des émotions qui le bouleversent : l'un est clairement identifié à l'Antiquité, le second se rattache à la philosophie moderne. Dans la Lettre du Valais, Saint-Preux autoanalyse la « sublimation » (a priori platonicienne) de son amour en homme des Lumières averti et lucide à propos de l'influence des particularités climatiques sur la vie morale. Il réemprunte encore un topos antique, mais en tire des conséquences thérapeutiques et médicales rationnelles, proprement modernes :

Ce fut là que je démêlai sensiblement dans la pureté de l'air où je me trouvois, la véritable cause du changement de mon humeur, et du retour de cette paix intérieure que j'avois perdue depuis si longtems. En effet, c'est une impression générale qu'éprouvent tous les hommes, quoiqu'ils ne l'observent pas tous, que sur les hautes montagnes où l'air est pur et subtil, on se sent plus de facilité dans la respiration, plus de légérété dans le corps, plus de sérénité dans l'esprit, les plaisirs...

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