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  • Entre Zone et Zoo:Figures et écriture du devenir-animal chez Pierre Alferi
  • Eric Trudel

. . . alors c'est lui qui nous entraînerait, nous emportant dans sa démarche.1

R.M. Rilke

Ça se tait: viens, c'est là, dans l'ombre. . . 2

Tristan Corbière

En 1959 Francis Ponge notait, dans un projet de "Préface à un bestiaire," l'observation suivante: "Quelque infirmité (par manque ou excès) poussée à sa perfection [. . .] voire à sa virtuosité: voilà ce que représentent pour nous les animaux," et ajoutait un peu plus loin, s'interrogeant: "à quoi nous sont-ils utiles?"3 C'est en conservant cette manière de faire de l'animal à la fois la figure de l'infirmité et de la perfection que je voudrais tenter de répondre à la question, certes bien générale, de Ponge—à quoi les animaux sont-ils utiles pour l'écrivain, en quoi peuvent-il profiter au poème?—, en me tournant toutefois vers une pratique poétique plus récente, celle de Pierre Alferi. À quoi, en effet, peuvent bien servir les animaux, nombreux, qui peuplent cette œuvre en vers, en prose et en images (et même, en quoi peuventils la desservir), au point de donner l'impression qu'elle s'élabore tout entière sous "la protection des animaux"—c'est là, on le sait, un titre d'Alferi—, et que "l'animalité" la travaille constamment, à mesure que défile, de textes en films, un "cortège plus qu'humain"4 (l'image est d'Alferi, et j'insiste, pour y revenir un peu plus loin, sur ce "plus" qu'humain là où l'on aurait pu attendre "moins qu'humain"): poisson, escargot, crapaud, chouette, chien, lapin, éléphant, mésange, rossignol ou tortue? En 2008, Alferi tirait encore le titre et la conclusion [End Page 149] de son plus récent recueil, L'estomac des poulpes est étonnant, des Histoires variées d'Élien de Prenestre qui, au troisième siècle de notre ère, signait aussi une compilation d'anecdotes et d'observations zoologiques intitulée De la personnalité des animaux.5 Quels sont donc les enjeux et les fins véritables de cette présence animale peut-être muette, mais insistante?

Dès le premier recueil, publié en 1991, le poète célèbre les "allures naturelles," en ajustant l'élan même du vers aux "mouvements des animaux."6 L'année suivante, le Chemin familier du poisson combatif emprunte abondamment au travail et aux thèses de Jakob von Uexküll (Heidegger fut aussi grand lecteur de l'éthologue qu'Alferi désigne comme "patron de [son] livre"7) et donc à l'observation du comportement animal pour en tirer . . . quoi, au juste? Quelle leçon? Que cherche donc le poète quand il "se met à quatre pattes [. . . et] renifle le sol" (Ça commence à Séoul)? Quand il "s'humanimalise"?8 La critique, on le sait, s'est beaucoup penchée au cours des dernières années sur la figure de l'animal dans la littérature, la poésie et les arts aujourd'hui, pour examiner, par exemple, les fonctions que les bêtes y assument, ou encore, dans le sillage de Gilles Deleuze et Félix Guattari, pour interroger les liens existant entre animalité, imagination, production et créativité.9 Ainsi en est-il, par exemple, de Steve Baker, qui cherche à saisir pourquoi l'idée même de l'animal semble se conjoindre, d'une manière ou d'une autre, à la notion de créativité.10

Si, comme le soulignait tout récemment Michael Sheringham, Pierre Alferi est, à l'instar de R.-M. Rilke, D. H. Lawrence ou encore Ted Hughes, un poète pour qui l'animal est une source importante d'inspiration,11 le bestiaire alférien est, chose certaine, loin de servir de seul miroir au sujet lyrique (comme c'est le cas par exemple chez Guillaume Apollinaire12) ou de faire l'objet, pour en revenir à Ponge, d'un véritable processus d'allégorisation du geste poétique— qu'on pense au "Lézard" ou à "L'Araignée")—par lequel la leçon animale, ou le...

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