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La Soudanaise Andrée Chedid "J'ai détruit la différence. Entre les visages de moi et les visages des autres." MAIAKOVSKI. Là-haut, sur la terrasse, la Soudanaise mourait . . . Quand je l'appris, plus tard, quelque chose s'arracha de ma chair, une clarté chancela. Et puis, me vint ce regret lancinant de l'avoir, par périodes, oubliée; de n'avoir pas été là pour l'assister. J'imaginais son dernier souffle, impondérable, s'allégeant encore pour ne pas peser sur son entourage. Ce souffle fragile s'amassant une dernière fois dans son large corps, s'élevant de cette chair de sombre et généreuse argile. Ce souffle flottant ensuite par-dessus sa terrasse, avant de survoler le grouillement de la ville qui la remplissait d'effroi; se dissolvant, enfin, plus loin, aux confins du désert. De son époux, portier du petit immeuble de dix étages — homme imposant, balafré et doux —j'avais fini par obtenir qu'elle descende un après-midi de sa terrasse, pour une promenade dans les rues du Caire. Depuis leur venue du Soudan — cela faisait plus de vingt ans — elle ne connaissait de la ville que ces lieux haut-perchés d'où elle pouvait contempler , à distance, ces multitudes dont le nombre ne faisait que s'accroître. Mi-voilée, pelotonnée au fond d'un taxi, elle n'avait traversé la ville que trois fois. D'abord, à son arrivée; et puis à deux occasions pour changer de terrasse. De la banlieue populaire, jusqu'au coeur de la cité, le portier avait peu à peu amélioré son statut. Il possédait même quelques intérêts dans le minuscule café — bourré de chaises et de tables débordant sur l'impasse — niché au bas de l'immeuble dont il était gardien. Faire accepter cette randonnée n'était pas aisé. Se fiant — comme son épouse — aux usages et préjugés qui tiennent la femme pour craintive et puérile, je les surpris, tous les deux, par ma proposition. Avec un mélange de gêne et d'affabilité, elle commença par refuser. J'insistais. — Elle a peur, dit-il. — Nous irons ensemble. Nous nous tiendrons la main. Je décrivais nos futures allées et venues, les passants, les vitrines . . . Enfin, je vis ses yeux pétiller. J'avais près de trente ans à l'époque; elle, huit ou neuf de plus. D'ouverture, le jeu était partial. Mon existence, faite de strates diverses et multiples, m'offrait questions et choix; la sienne s'enracinait dans 75 76Rocky Mountain Review une trame uniforme. Mais je la sentais si vivante, que le désir de l'arracher à un lent obscurcissement me poursuivait. Ses cinq enfants étaient autres. Surtout ses filles, qui connaissaient le dehors; mais ne lui en parlaient pas. De son côté, elle n'interrogeait personne . Deux petites allaient encore à l'école; la troisième faisait des travaux d'aiguille chez une brodeuse en appartement, à plusieurs pâtés de maisons de son domicile. Il semblait établi que l'existence de la Soudanaise, amputée de toute animation, se déroulerait jusqu'au bout dans cet espace tronqué, maintenu entre ciel et bitume. Que ses jours se dévideraient, à l'abri des intempéries, comme sur un radeau, dont elle ne songerait jamais à changer le cours ou à se plaindre. Sa famille la considérait avec tendresse et recul. Elle me faisait souvent penser à ces rocs aplanis par l'eau et le temps, qui s'incrustent — immuables et tranquilles — au bord des plages; cependant que l'action de la mer continue de rouler galets et coquillages leur imprimant ces vibrations, ces métamorphoses, qui les apparentent à tout ce qui est vivant. Eclatant d'un grand rire — qui le secoua tout entier déplaçant son turban , qu'il rajusta avant de me répondre — le portier accéda à ma demande: — Je vous aurais prévenu! dit-il. Je vous aurais prévenu! A travers les années nos rencontres furent peu nombreuses; mais cette rareté n'entamait pas notre attachement. Tout nous séparait, tout nous liait pourtant. Ou plutôt...

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