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Biography 26.3 (2003) 444-447



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Calicot

Philippe Lejeune

1970. J'ai 32 ans. Mon père me transmet une pile de cahiers manuscrits de mon arrière-grand-père, Xavier-Édouard Lejeune (1845-1918), employé de commerce, écrivain du dimanche, qui a composé surtout des textes autobiographiques. « Tiens, ça te revient. À toi de les garder maintenant. » Forcément, je suis spécialiste. J'étudie Rousseau, Sartre, les grands. Je me penche donc avec condescendance sur ces cahiers. Je les trouve bien scolaires, appliqués, émouvants certes, pleins de bons sentiments, mais ennuyeux. Ces Mémoires d'un calicot sont surtout un document sur la naissance des grands magasins sous le second Empire, comme Au bonheur des dames. Mais Zola est plus poignant, il y ajoute le drame humain. Xavier-Édouard me semble plat. Puisqu'il faut garder, je garde, mais au fond d'un placard.

1979. Mon père retrouve un cahier égaré : en 1913, Xavier-Édouard est mis à la retraite par le fils du patron qu'il avait aidé à faire fortune, on lui remet la médaille des vieux travailleurs, il fait un petit discours de remerciement. Je suis bouleversé : je découvre qu'il est capable de tenir un discours à double sens. Sous l'éloge du patron perce l'amertume et la révolte ! J'aperçois d'un coup d'oeil sa vie professionnelle ratée. . . . Hypothèse : et si les autres cahiers, je les avais mal lus ? S'ils n'étaient ennuyeux que parce que j'avais raté le code ?

Mon père et moi nous relisons alors tout. Il y a Les Étapes de la vie (1845-1866), une immense autobiographie interrompue à vingt ans quand il tire un bon numéro qui l'exempte du service militaire. Le voilà libre d'entrer dans la vie, mais, bizarrement, le récit s'arrête. Puis des Lettres du Siège et de la Commune (1870-1871) : il est marié, père de deux enfants déjà. [End Page 444] Après, on le perd de vue jusqu'en 1891 : de 1891 à 1907, il racontera chaque année sa semaine de vacances (Voyages de vacances, 4 volumes). Puis sa mise à la retraite en 1913. Une vie pleine de trous. Et au départ, des choses fausses : nous savions qu'il était enfant naturel (l'état civil est impitoyable !) or il se donne pour enfant légitime ! Au travail !

1979-1982. Trois ans de travail. Je deviens archiviste. À Paris, à Laon, et jusqu'au fin fond de la Bretagne, je traque les documents le concernant, et Dieu sait s'il y en a, c'est fou ce qu'une vie laisse de traces. Je m'initie à l'histoire orale. Je recueille tous les témoignages possibles dans sa descendance. Avec mon père nous avons créé une cellule de crise pour piloter l'enquête. Très vite la vie de Xavier-Édouard est apparue écrasée par deux terribles secrets.

Le premier, qu'il veut à la fois taire et dire, c'est le secret de sa naissance. Mélanie, sa mère, jeune couturière venue de Laon à Paris, a été mise enceinte et abandonnée par le fils d'un riche commerçant. Xavier-Édouard veut le taire, pour que ses enfants ne sachent pas la honte. Alors il raconte des craques, sa mère aurait épousé un cousin appelé aussi Lejeune, qu'il fait mourir dans un naufrage ! Mais en même temps, il veut le dire, tant il a son père en haine. Il veut le dénoncer, se venger ! Alors, dans l'autobiographie, il transpose l'histoire de sa mère en l'attribuant à une voisine de palier—bizarre excroissance qui s'étale sur plusieurs chapitres. En somme une autobiographie à tiroirs ! Au lecteur de comprendre. . . . Pour l'aider il écrit par ailleurs un grand poème hugolien, Jénlinas, où il finit par assister en triomphateur à l'agonie de son père ! Sachez que ce sale type (mon arrière-arrière-grand-père) s'appelait Xavier Gagelin, son père à lui tenait un magasin de nouveautés rue de...

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