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  • Messianisme et philologie du langage
  • Marc de Launay (bio)

Dans son poème « Résignation », Schiller écrit « die Weltgeschichte ist das Weltgericht », et comme l'allemand n'attribue pas au sujet de lieu syntaxique défini dans la phrase, le vers reste suspendu dans une ambiguïté sans doute voulue, simplement parce que Weltgeschichte (histoire universelle) et Weltgericht (tribunal universel ou Jugement dernier) peuvent y intervertir leur fonction de sujet et de prédicat. Si l'histoire universelle est l'accomplissement d'un verdict déjà arrêté quant au monde, le jugement étant préalablement rendu, l'histoire n'est que l'exécution de ce verdict et son cours obéit à cet arrêt. Si, inversement, le Jugement dernier est le terme d'une histoire, il sera fonction de ce que cette histoire mondiale aura été ; son contenu sera constitué de ce que l'histoire aura produit et qui n'est ni d'avance fixé ni entièrement discernable à chaque présent. Dans le premier cas, l'interprétation du messianisme sera « nihiliste », on aura affaire à un messianisme de rupture (souvent apocalyptique, voire, parfois antinomiste1) ; dans le second, à un messianisme d'accomplissement2. [End Page 645]

On peut se risquer à transposer au langage ce qui vaut pour l'histoire, dans la mesure où l'on isole pour terme de comparaison et critère d'évaluation une conception d'arrière-plan de ce qui peut leur être commun, c'est-à-dire une conception du temps où reparaît l'alternative évoquée dès le début : ou bien le temps est dissocié de l'histoire pour en être l'origine et la fin d'ores et déjà arrêtées ; ou bien le temps est lié à l'histoire (sans s'y confondre), et il est alors possible d'articuler un champ d'expériences (une tradition) et un horizon d'attentes (une promesse, par exemple, ou un projet). Transposée au langage, cette alternative prend la forme suivante : soit la source du sens est antérieure et supérieure à tout langage possible, et donc aussi à toute langue, et sa manifestation plénière implique la rupture ou la mort des langues ; soit le sens est produit par des langues et ce qu'il est comme ce qu'il signifie n'est pas encore défini. Dans le premier cas, il s'agit de retrouver les traces du sens dans le langage en général, les langues et les œuvres plus particulièrement - le commentaire ayant alors pour finalité en quelque sorte une techouvah du sens dont la plénitude est historiquement aliénée en autant de traces -, le sens étant d'emblée un événement extra-historique même s'il fonde toute l'histoire ; dans le second, il s'agit autant de prolonger une tradition que d'innover par rapport à ce qu'elle lègue, et le commentaire n'est plus investi d'une fonction sotériologique, mais cherche à restituer à une parole sa singularité, donc à montrer comment les traditions se forment et se transforment ; le sens est, dans l'histoire, un événement historique même si les modalités de son élaboration peuvent être transhistoriques, référées à une réflexivité innovante, humaine, artistique et intellectuelle.

L'arrière-plan philosophique, dans le second cas, mobilise des penseurs qui ont développé une conception des liens entre langage et histoire, sens et temps, qui n'ont pas comme horizon un messianisme de rupture, mais, le cas échéant, un messianisme d'accomplissement : cette lignée, qui part d'une constellation kantienne, a été inaugurée, à l'époque moderne, par Schleiermacher3 et Humboldt4, et, au tournant du XIXe siècle par Rickert5.

Pour entrer véritablement dans la complexité évoquée de l'une des constellations où les rapports du langage au messianisme sont [End Page 646] compris de manière radicale et dans une perspective apocalyptique ou, du moins, dans celle d'une rédemption fondée sur la temporalité de l'instantanéité, on peut partir des discussions qui ont intimement lié Walter Benjamin et Gershom Scholem durant les années qu'ils pass...

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