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  • La malheureuse exceptionDémocratie, esprit industriel et organisations de la production chez Tocqueville
  • Andrea Lanza* (bio)

Le lecteur des deux tomes de la Démocratie en Amérique peut s’étonner du rôle que l’industrie joue comme du rôle qu’elle ne joue pas dans ce livre de Tocqueville. A ce sujet, le contraste entre cette œuvre et d’autres textes du même auteur peut paraître non moins étonnant. Soucieux de saisir la cohérence de son discours, je voudrais interroger ce contraste en observant le regard de Tocqueville sur les faits économiques1 comme une des attitudes possibles à une époque où l’interrogation sur le statut de la science économique était central2, notamment chez des auteurs très différents se réclamant de l’« économie sociale »3. En d’autres termes, et plus généralement, je me propose de relire Tocqueville à l’intérieur du processus, complexe et contradictoire, d’autonomisation de l’économique qui, dans la première moitié du XIXe siècle, connaît un de ses moments les plus importants4. J’adopterai comme texte de référence La Démocratie en Amérique5 et je ne reviendrai pas sur les différences entre les deux parties de l’œuvre6 car je concentrerai mes réflexions sur la manière tocquevillienne d’appréhender l’économique qui ne se modifie pas dans son essence au cours des années 1830 et d’où découlent ses considérations sur l’industrialisation. En concevant la démocratie avant tout comme un état social7 caractérisé par l’égalité des conditions, Tocqueville pointe les dangers constitués par les grandes usines. [End Page 167]

Je commencerai par rappeler la conception tocquevillienne de l’état social démocratique en soulignant les éléments à ne pas sous-estimer dans le moment où on s’interroge sur sa conception de l’industrialisation. Dans cette perspective, je montrerai son attention pour les organisations différentes de la production. J’essayerai ensuite de saisir les rapports complexes que Tocqueville repère entre démocratie et esprit industriel et sa manière de penser l’agrandissement des manufactures et la constitution d’une aristocratie nouvelle qui les possèdent comme une malheureuse exception dans l’avènement de l’égalité démocratique. Finalement, je soutiendrai que sa manière d’envisager et de ne pas envisager la question du processus d’agrandissement des usines dans les pages de la Démocratie en Amérique n’est pas à interpréter comme une erreur dans une prophétie mais comme la conséquence de sa manière de penser le rapport entre le politique et l’économique.

1. Industrie et état social démocratique

Le début de la Démocratie en Amérique est très connu : d’après Tocqueville, l’élément le plus frappant aux États-Unis est l’égalité des conditions, égalité qui, comme il le démontre dans les deux tomes, constitue le fondement d’une société où le désordre apparent et l’agitation quotidienne cachent un ordre plus profond basé sur la tendance à l’uniformité, au point de pouvoir affirmer scandaleusement : « Oserai-je le dire au milieu des ruines qui m’environnent ? ce que je redoute le plus pour les générations à venir, ce ne sont pas les révolutions » [DA II, p. 219]. Tocqueville craint que l’égalité des conditions ne conduise la société démocratique à l’« apathie générale »8 ; il craint donc, d’une certaine façon, un excès d’harmonie sociale. Un péril tout à fait opposé à ceux engendrés par la diffusion et l’agrandissement des manufactures.

Tocqueville ne soutient naturellement pas l’existence d’une identité des conditions aux États-Unis ; ce qu’il montre est que la différence des fortunes, parfois considérable, n’est pas sans limite. Dans une perspective qui se nourrit de la tradition républicaine humaniste9, Tocqueville conçoit l’égalité comme la condition où les pauvres ne sont pas menés à renoncer à leur liberté et les riches ne sont pas en mesure d’acheter la...

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