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  • John Stuart Mill, Socrate et les Sophistes
  • Jean-Pierre Cléro (bio)

L’utilitarisme prend une tournure tellement particulière chez John Stuart Mill qu’on peut se demander si ce grand auteur reste utilitariste, comme son père Mill ou comme Bentham pouvait l’être. Ainsi, dans De la liberté, J. Stuart Mill se range-t-il délibérément du côté de Socrate, qu’il s’agisse de défendre la méthode de « dialectique négative » ou, comme il l’avait déjà fait dans son essai sur L’utilitarisme, de soutenir la thèse que certains plaisirs valent mieux que d’autres, selon une hiérarchie que l’on peut trouver dans le Philèbe ou dans La République. Cette prise de position est inattendue de la part d’un utilitariste qui, constituant les valeurs, qu’elles soient théoriques, éthiques ou politiques, à partir d’un jeu de plaisir et de douleur, ne cherche pas à attribuer une existence et une consistance en soi, mais plutôt à montrer comment, dans des circonstances particulières, avec des individus – ou plutôt avec des centres pratiques et affectifs – singuliers, elles pouvaient leur donner cette impression.

L’utilitarisme peut-il parler de vérité, de justice, de bonté, de beauté, comme si elles existaient ou n’en parle-t-il pas ainsi seulement par simple concession au langage courant qui paraît partager cette conviction avec le platonisme, alors que ces généralités sont, au pire, des abstractions sans contenu, au mieux des reconstructions qui contraignent, au moyen de quelque dénominateur commun, des liaisons de plaisirs et de douleurs à se regrouper ?

Hume avait déjà posé le problème dans un texte lapidairement intitulé Un dialogue qui figure à la suite de l’Enquête sur les principes de la [End Page 13] morale, mettant aux prises un personnage qui n’est pas nommé et qui défend la carte idéaliste des valeurs en soi contre un certain Palamède qui présente les droits du relativisme et l’évidence de l’impossibilité de poser des valeurs réellement stables. Hume ne tranche pas le débat. Il se contente de l’équilibrer en rendant équivalente à la thèse relativiste celle de l’interlocuteur de Palamède qui montre que la même loi, agissant dans des circonstances différentes, paraît déterminer ou induire des effets différents. On peut ne pas apercevoir cette loi et donner l’avantage au relativisme ; on peut, au contraire, la poser et saisir, à travers la diversité des phénomènes, une unité qui n’éclate pas mais qui résiste à la sensibilité.

L’allusion au newtonianisme et aux difficultés qu’il commence très tôt à rencontrer après la mort de Newton s’entend ainsi : on peut, en compliquant la loi explicative ou en modifiant constamment son mode de rapport aux phénomènes, la sauver contre les apparences d’objection que dressent contre elle certains phénomènes. On s’attire alors la suspicion que la vocation explicative de la loi ne soit qu’une prétention ratiocinante et rhétorique. Ce débat ne prend pas seulement sa valeur en physique ; il peut aussi en prendre une en éthique. La même valeur peut, plongée dans des contextes différents, paraître si différente qu’elle explose en contradictions et n’a pas plus d’effet que si elle n’était pas. Dès lors, quand une valeur se trouve ainsi écartelée, la loyauté ne consiste-t-elle pas à ne lui accorder d’identité que verbale ou, si l’on préfère, ce qui n’est d’ailleurs pas rien, de réalité que symbolique ?

Le problème qui s’est posé aux physiciens des XVIIIe et XIXe siècles – Clairaut, D’Alembert, Laplace, qui ont hésité entre le renoncement à l’universalité de la loi d’attraction et l’indéfinie modification de cette loi par une analyse de plus en plus sophistiquée – a reçu sa traduction dans le domaine éthique, bien avant J. Stuart Mill, bien avant Hume lui-même1...

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