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  • Styles animaux
  • Marielle Macé

ON CONNAÎT L’IMPORTANCE de la question de l’animalité dans la philosophie actuelle. Cet intérêt témoigne certes d’une inquiétude au sujet de l’humain, d’une interrogation sur ce qui se sépare ou se partage dans l’humain, en particulier lorsque ce sont les situations de face-à-face entre l’homme et l’animal qui sont mises en avant, et plus encore les situations d’inégalité exorbitante ou de violence. Mais l’intérêt pour l’animalité me semble aussi témoigner d’un besoin plus caché, qu’une approche esthétique a seule la capacité de mettre en lumière : le désir de faire attention aux manières, aux phrasés du vivant, qui trouve dans le monde animal un champ d’expressivité infinie, une expressivité non dirigée vers notre œil, et pourtant infiniment différenciée, vive et sûre.

On pourrait en fait regarder chaque espèce animale comme une manière d’être, un élancement stylistique, et mettre ainsi en lumière quelque chose comme une stylistique du vivre, la conviction que l’être se découpe en styles. Si chaque espèce est un style, alors c’est, avec la leçon animale, toute l’attention aux « formes de la vie » qui se déploie et se rénove. Cette nécessité de faire attention aux formes de la vie est nommée par la pensée actuelle, de Foucault à Agamben. Mais la littérature (tout particulièrement la moderne) est peut-être le lieu principal où s’affûte une attention aux styles, aux styles de l’être, à la foule des manières d’être, aux façons infiniment différenciées d’habiter le monde et de lui donner sens ; je crois que cette capacité à percevoir et à restituer des styles (à les penser comme tels) est même son privilège : la force de la littérature réside dans la façon dont elle relance vers nous, dans sa propre tâche expressive, la différenciation des expressions du vivant, témoignant ainsi du souci qu’il faut avoir d’une stylistique de l’existence et, surtout, prenant en charge ce souci. Il y a là toute une morale, en acte, des formes qui font la vie.

Expressions animales, individuations stylistiques

Deux biologistes réémergent significativement dans la pensée contemporaine : Adolf Portmann et Jakob von Uexküll ; c’est d’ailleurs un tournant essentiel de la philosophie que cette nouvelle façon de se rapporter aux sciences de la vie1. Leurs questionnements sont différents ; celui de Portmann concernait les logiques de l’apparence, celui de Uexküll les modes d’habitation du monde. Mais beaucoup de penseurs actuels trouvent en eux des [End Page 97] ressources : pour certains, c’est l’occasion de repenser le seuil de l’humain ; pour d’autres le fondement d’une pensée du droit des animaux. Pour ma part, j’y trouve en fait les instruments d’une pensée élargie du style, les moyens de regarder l’animalité comme une puissance d’ouverture à cette stylistique de l’existence ; d’« ouverture », au sens fort, dévoilant et directionnel que ce mot prend en poésie (chez Rilke), comme l’ont rappelé puissamment Heidegger, Deguy, ou Agamben.

Portmann est ce zoologiste suisse qui s’est interrogé dans les années 1950 sur la « forme animale2 », et a mis en avant une logique d’« autoprésentation3 » des espèces et des individus. Pour Portmann, l’apparence d’un animal est l’exposition d’une forme intense. Cette autoprésentation ne correspond pas simplement à l’extériorisation d’un donné intérieur, intra-organique, qui passerait les frontières d’une peau, mais à quelque chose comme une « inscription » autonome qui a « valeur de forme4 ». Parmi toutes ses fonctions, et non contre elles, l’organisme a aussi à apparaître, dans un acte expressif : paraître est une fonction vitale. Dans l’observation des animaux s’expose ainsi l’intensité d’un vaste « plan expressif ». La pensée de Portmann a d’ailleurs intéressé et influencé Merleau-Ponty, qui...

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