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  • De la chasse au carnage dans La Légende de saint Julien l’Hospitalier (Flaubert)
  • Anne Simon

MICHELET, SCHŒLCHER, HUGO sont les trois grands noms qu’on associe à la réflexion sur la souffrance et le statut des bêtes au dix-neuvième siècle. Chez ces trois auteurs que sont l’historien, l’essayiste et le poète-romancier, engagés dans la politique et attentifs au « peuple » et aux « simples1 » (Michelet), aux esclaves (Schœlcher) et aux « misérables » (Hugo), transformer l’enfer social dans lequel est plongée toute une partie de la population passe nécessairement et parallèlement par une reconfiguration des rapports que les hommes entretiennent avec les bêtes. L’attention à la souffrance animale n’est alors pas perçue comme un antihumanisme—pensons au « Crapaud » d’Hugo ou au chapitre sur ce « simple des simples » (Michelet 182) qu’est l’animal pour Michelet—, comme c’est désormais souvent le cas au vingtième siècle2. La fluidification des frontières étanches que la culture occidentale a majoritairement établies entre l’humanité et l’animalité3 est alors amorcée, sans pour autant que les écrivains simplifient la réflexion en procédant systématiquement à une animalisation des humains ou une humanisation des bêtes. C’est en réalité une reconnaissance possible des espèces comme partenaires qui se joue, de même que la mise en relief de l’impact des actions humaines sur la vie des bêtes (et inversement).

Cette approche philosophique est indissociable d’un positionnement social et politique. La question des rapports entre humanité et animalité est bien différente dans La Légende de saint Julien l’Hospitalier. Certes, Flaubert y remet aussi en cause la fracture homme/bête sur un plan politique, le cheminement terrible de l’élu comme le fonctionnement du divin étant sans cesse interrogés, et la structuration du recueil ne manquant pas de faire sens (les superpositions ambiguës et ironiques que le lecteur peut opérer entre le perroquet d’Un cœur simple et le cerf de La Légende de saint Julien l’Hospitalier comme entre l’extase de Félicité et celle de Julien ont marqué la critique4). Flaubert, dont « la figure de l’animal est le centre inconscient de l’œuvre romanesque5 » selon Mikhaïl Bakhtine, insiste cependant plus explicitement sur le plan affectif et fantasmatique. Pierre-Marc de Biasi6 a mis en relief l’impératif contradictoire auquel est soumis Julien dès sa naissance : élevé pour être un conquérant par son père, pour être un archevêque par sa [End Page 32] mère7, attaché par l’un au temporel, par l’autre au spirituel, Julien ne trouve comme entre-deux viable à cet oxymore identitaire que le monde de la pulsion et du corps. Échapper aux impératifs parentaux, être hors de soi (y compris de ses origines) à tous les sens de l’expression, est la solution qui s’impose à Julien, sous la forme de ce qui nous est présenté comme une destinée implacable, où les valeurs du christianisme se trouvent en réalité singulièrement mises à mal. Certes Julien, accomplissant successivement les programmes parentaux et prophétiques, passera bien du statut de conquérant à celui de saint ; mais, paradoxe dérangeant, pour accéder à la rédemption et à la sanctification, il lui aura fallu, étrangement soutenu par « la faveur divine » (Flaubert, Légende 108), transformer le chasseur en tueur en série, le fils en parricide, et expérimenter une série de métamorphoses plus sataniques que divines, voire plus païennes que catholiques.

J’examinerai donc dans quelle mesure l’humanité du protagoniste est à divers titres mise en question par la problématique de la chasse dans La Légende de saint Julien l’Hospitalier. Cette « obsession cynégétique8 » est d’autant plus importante que les sources flaubertiennes la mentionnent à peine. La Légende dorée9 de Jacques de Voragine fait allusion à la chasse une seule fois, lorsque le jeune homme poursuit le cerf noir qui le maudira, sans aucunement référer à un...

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