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  • Individualisme, populisme, technocratie :trois façons de vivre la démocratie
  • Arthur Goldhammer (bio)

L'individualisme est un phénomène qui a beaucoup intéressé Tocqueville qui croyait qu'il pourrait mettre la démocratie en péril. Mais cet individualisme-là, qu'il a défini en termes de retraite volontaire de la sphère publique et repli sur la sphère privée, n'a pas à mes yeux toute l'importance qu'il prévoyait dans nos sociétés contemporaines. Si on veut comprendre la raison de cette incompréhension, il faudra replacer ce concept dans un contexte plus large, à côté de deux autres concepts qui ne figuraient pas dans le vocabulaire de Tocqueville : le populisme et la technocratie.

Mais commençons par l'individualisme. Tocqueville n'a pas inventé ce mot. En effet, on le trouve déjà sous la plume de certains contre-révolutionnaires, tel Joseph de Maistre, qui s'en servait pour nommer l'une des nombreuses catastrophes provoquées, selon lui, par la Révolution. Pour Maistre, l'exaltation révolutionnaire des droits de l'homme a tout simplement brisé le lien social et livré chaque individu à l'empire de ses pulsions propres. À ses yeux, donc, l'individualisme était bel et bien une passion destructrice engendrée par le siècle des Lumières et déchaînée par la Révolution qui en sortit.

L'individualisme selon Tocqueville

Tocqueville, lui, était plus ambivalent. Comme les contre-révolutionnaires il s'inquiétait des conséquences pour le lien social d'une société dépourvue de l'armature solide d'une hiérarchie corporatiste. Mais il pensait aussi, après Benjamin Constant, que la liberté des modernes était d'une nature différente de celle des anciens. [End Page 145] Ainsi, à ses yeux, l'égalisation des conditions libèrerait une quantité inouïe d'énergie, en inspirant de nouvelles vocations dans l'esprit de chaque individu. Il voyait dans cette libération une véritable force sociale, voire une force conquérante qu'il serait dangereux d'ignorer, car toute nation qui ne saurait maîtriser cette nouvelle liberté individualiste risquerait d'être dépassée par ses concurrents.

Mais il se peut aussi, poursuivait Tocqueville, qu'il y ait un prix à payer pour cette liberté moderne, en dépit des bénéfices qu'elle pourrait apporter. L'absence d'obstacles à l'ambition nourrit, pensait-il, une sorte d'inquiétude - mot auquel Tocqueville attribua le sens un peu désuet de « ce qui trouble le repos ». Or, cette inquiétude se traduit par une sorte de pulsion à se surpasser qui fait voler en éclats la stabilité relative de la société d'Ancien Régime, en soumettant chaque citoyen à une concurrence perpétuelle avec ses voisins.

Pour un libéral pur sucre, cette inquiétude perpétuelle de la société moderne ne pose pas problème. Il n'y voit qu'une incitation nécessaire à - si j'ose dire - travailler plus pour gagner plus. Mais Tocqueville, lui, ne fut pas un libéral de ce type. Il mettait du vin républicain dans son eau libérale. Pour lui, la Révolution avait une double finalité, son but étant à la fois de poser la question de la liberté en termes individualistes et donc modernes, et en même temps d'instaurer une république, c'est-à-dire, la souveraineté du peuple au lieu de la souveraineté d'un seul. Or, Tocqueville entrevoyait une contradiction potentielle entre ces deux principes, de liberté individuelle et de souveraineté collective. Plus la concurrence entre individus libres devient âpre, plus chacun d'entre eux aura tendance à se consacrer à la lutte avec ses semblables et donc moins à la chose publique. Mais en même temps, chacun cherchera refuge dans le cercle de ses proches, afin de se mettre à l'abri des tensions nées de cette compétition incessante. Avec une double conséquence au niveau de la société toute entière : d'une part, le bien commun sera progressivement abandonné à un nombre relativement restreint de professionnels de la chose publique, ce qu'on appelle en France la classe politique...

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