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  • Rives et dérives, en passant par la drive :les divagations glissantiennes
  • Kathleen M. Gyssels

Cohée: ne se rencontre que dans cette baie des Flamands, au long de la mangrove : la cohée du Lamentin. Le mot vient-il de la langue créole ou de la langue française ? D'accorer, peut-être ? Accorer un navire pour le réparer. (Non loin de là, il existe un port-cohé). Un cohé donc ou, s'il se trouve, une corée ? Nul n'a pu dire, à ce que je sais.

Édouard Glissant, Cohée du Lamentin

Dans son « discours de stockholm », le poète saint-lucien Derek Walcott, Prix Nobel 1992, attire l'attention sur le fait que les rives et rivages des îles caribéennes ont été des lieux de débris et de dérade où des êtres en déroute ont échoué1. Que ce soient les Africains traités ou les Européens déshérités, forçats, boucaniers ou flibustiers, tous ont déferlé sur ces plages pour recommencer à zéro. Bien qu'une différence de taille sépare les deux groupes de peuplement, les premiers étant forcés de subir le joug de l'esclavage, les seconds recherchant, contre mauvais vent, fortune, le Nouveau Monde compte de prime abord une population bariolée, où maître et esclave s'affrontent, certes, mais où un nouvel ordre sociétal prend forme. La société caribéenne se construit sur des débris, elle est une société bricolée, confirment encore les anthropologues2. Selon Walcott, ce monde de ruines et de violences oblige à réinventer chaque jour le monde, à prendre la malchance comme un défi à relever. Pour celui ou celle qui a une fantaisie et une énergie créatrices, la bourgade créole est « a writer's heaven ». L'audace de proclamer des structures coercitives, ce que Glissant appelle « l'Univers de Plantation », génératrices de sociétés composites qui anticipent sur le monde (post)moderne avec un riche échange de cultures et une acceptation du Divers, est commune à ces deux aèdes postcoloniaux.

Dans cet article, je baliserai en trois temps (rive, dérive, drive) le parcours glissantien et son évolution vers ce qu'il appelle lui-même ses « divagations » : employé dans son troisième roman, Le Quatrième Siècle (1964), « divagation » intitulera une séquence d'Ormerod (2003) pour désigner le « ressac » si cher au théoricien d'une pensée complexe, voire quelquefois contradictoire. D'où la dérive, car l'insularité est à la fois prisonnière3 et libératrice4, et le métissage un atout de l'Afro-Caribéen, qu'il prédit ensuite comme une particularité de tout le monde : « le monde se créolise »). Enfin, la drive se manifeste dans la pensée et la posture glissantiennes quant à [End Page 97] l'avenir de ces sociétés lilliputiennes, de ces poussières sur l'Atlantique (De Gaulle).


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L'Anse Cafard : Mémorial de l'esclavage, statues. Photo Olivier Tisserant, http://www.made-in-nina.com.

Rive et refus de robinsonnades

Depuis le début de sa carrière, le Martiniquais Édouard Glissant5 n'a cessé de penser la rive du Nouveau Monde comme la frontière de la « Néo-América » terme qu'il chérit dans sa graphie hispanophone6. Faisant écho à « Nuestra América » de José Marti, le poète cubain qui dirigea le mouvement indépendantiste, l'indépendantiste cherche à libérer la Martinique du joug colonial et à la rapprocher de la terre ferme (latino-)américaine. L'Autre Amérique7 qu'est la région caribéenne est Un champ d'îles (1952), Une Terre inquiète (1954) que l'enfant du pays, le poète balbutiant se doit de reconquérir. Dans Le Discours antillais, premier essai qui contient en puissance tout ce que développeront par la suite ses volumes d'Esthétiques et de Poétiques, la double dépossession (temporelle et spatiale) des « migrants nus »8 est un traumatisme que l'auteur vise à dépasser moins en...

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