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  • Dérive et aventure :la poétique du fantomatique dans Seule Venise de Claudie Gallay
  • Miren Melis and Bruno Tritsmans

Dans sa préface au magnifique album de Jean Mounicq, Venise, d'eau et de pierre, Marc Augé insiste sur l'érosion de la pierre, et dès lors sur la perte d'ancrage, la dérive, qui est en même temps, et paradoxalement, amorce de voyage : Venise est une « presqu'île », « lieu d'hésitation » où le départ est « toujours différé » (19)1.

Ces remarques s'inscrivent dans la continuité des analyses de Georg Simmel, pour qui Venise n'appartient pas à la terre et est marqué par le « remous », la « sombre passion » ou l' « état crépusculaire »2 ; en même temps, il se montre sensible à l'aventure, qui prend, à Venise, la forme d'une « fleur emportée par la mer ». La dérive est ainsi contrebalancée par un mouvement d'ouverture, qui reste cependant fort précaire : Venise n'appartient pas à l'eau non plus, et Simmel évoque une « beauté équivoque », qui « flotte sans racines dans la vie ». Cette précarité se traduit notamment par le paradigme du jeu, du théâtre ou du masque, bref, de l'artifice.

Nous proposons de montrer comment cette double dynamique, de dérive et d'aventure, fût-elle investie par le jeu, se lit dans Seule Venise de Claudie Gallay, auteur qui s'est fait connaître récemment par Les Déferlantes (2008), autre roman du bord de mer. Seule Venise montre, en filigrane, des rythmes élémentaires, archaïques, qui relèvent de ce qu'on pourrait appeler un parcours rédempteur, mais présents sous une forme fantomatique et disséminée3.

Dérives

La protagoniste arrive dans la ville en décembre 2002, après une rupture amoureuse douloureuse, que semble symboliser sa « verrue »4. En un premier temps, la ville est entièrement à l'image de la douleur, de la mélancolie, et elle devient « opaque » (10). Il est révélateur, à ce propos, que la narratrice ne reconnaisse plus, au début du livre, son visage, et elle rejoint ainsi le fantomatique très présent dans ce récit, notamment sous la forme des ombres qui passent.

Plusieurs éléments contribuent à cette dérive, comme le topos de la pierre érodée. À Venise, la pierre est « mouillée » (17), « pourrie » (116), « imprégnée » ou « rongée » par le sel (123), de sorte que la frontière entre pierre et eau s'efface, et que la ville devienne « zone imprécise, mouvante » [End Page 111] (164). Par ailleurs, la ville est essentiellement labyrinthe. Dès son arrivée, la narratrice s'enfonce dans les ruelles, et après avoir repéré les « lions de pierre », elle se perd à défaut de « pancartes », tandis que les roulettes de sa valise font « un bruit d'enfer » (19). Il y a là, subtilement, la suggestion d'une descente aux enfers dans un « labyrinthe maudit » (48), où « on ne retrouve rien quand on le cherche » (202). Il est impossible de faire le tour de Venise, et c'est justement après la gare maritime qu'il s'avère « impossible d'aller plus loin » (41). Et quand la narratrice, après quelque temps, se procure un plan, elle constate que « tout se mélange » (75).

Tout mouvement tend ainsi s'enliser. Alors que son aventure amoureuse avait commencé par une focalisation sur les chaussures Méphisto de Trevor, son amant, la narratrice rêve maintenant qu'on lui vole ses chaussures, et dans la pension Bragadin où elle réside, les pensionnaires portent des patins et marchent « en glissé » (228). Le propriétaire, Luigi, n'est jamais allé « de l'autre côté » du Grand Canal (242). Sur l'eau, les gondoles sont le plus souvent à quai, et il ne reste alors qu'un « passeur » qui fait la navette « avec une barque à fond plat » (30) ou un bateau « fantôme » qui vient s'amarrer (81). La lagune est un espace non-balisé, où les piquets sont « ombres noires » (214) ou « bois pourissant » (161), et où la mort est très présente...

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