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  • Plages-mémoires de J.M.G. Le Clézio
  • Isabelle Roussel-Gillet

Peut-on « penser » la plage, lieu par excellence de la pensée flottante, de la rêverie, où le corps s'imbibe de soleil, dans le vertige des années 60 libérées, jouissant d'un sea, sex and sun si occidental ? Cette léthargie devient une expérience de connaissance singulière sous la plume de Le Clézio. Qu'Adam Pollo, le personnage de son premier roman publié, Le Procès-verbal, prenne souvent son bain de soleil dans une villa sur les hauteurs, à distance de la plage méditerranéenne, et voici qui d'emblée rend insuffisante l'opposition hauteurs/ville de bord de mer pour explorer ce qui se joue dans l'entre-deux de cette géographie. C'est toute une réflexion sur « l'espace impensable de la Littérature » dont il est question dans le bref texte où Michel Foucault1 analyse ce « roman adamique ». Dans sa tenue au seuil, aux lisières, l'écrivain franco-mauricien redessine les espaces en se dégageant des bipolarités, notamment entre espace naturel et espace urbain, dans lesquelles est parfois enfermée son œuvre2. Les métamorphoses d'un « paysage-lisière » imposent d'abord de contextualiser les plages dans chaque récit leclézien et de voir l'ambivalence renouvelée, du Procès-verbal à Raga, des côtes méditerranéennes à l'espace insulaire d'îles rocheuses caractérisé par l'absence de plage, telle l'île Rodrigues, ce qui atteste une nouvelle fois la prégnance du minéral dans l'imaginaire leclézien3. Si les plages sont sur le plan narratif tantôt des lieux de dérive (Le Procès-verbal4) ou de fugue (« Lullaby »), tantôt de légende (Raga), elles ouvrent dans ces contextes spatio-temporels à une lecture géopoétique. Étudier la plage, cet espace interstitiel, entre deux imaginaires d'eau et de pierre, c'est y lire tour à tour une poétique des épaves, une rêverie du plat, une traversée de la mémoire avec ses « ossements du temps » et ses rites mortuaires. La plage de la stase devenue espace du mouvement, de l'étant redonne au lieu sa dimension de rencontre, d'entre-deux et invite le critique à mieux cerner les gestes pour « penser » le paysage (structuré par la description comme dans l'art pictural), le lieu (selon un ordre « quasi minéralogique ») et l'espace (« lieu pratiqué » selon de Certeau5). Des deux langages anthropologiques de l'espace il semble que la carte—et son registre du voir—obsède longtemps le personnage masculin (Le Chercheur d'or) tandis que le parcours—et son registre du faire—organise les mouvements d'une femme-pêcheuse parcourant la plage. La perte du désir panoptique qui répond à un désir d'organisation de l'espace offre alors une des voies vers le lieu du lien et le lieu de la coupure que symbolise la plage dans La Quarantaine. [End Page 81]

Poétique des bribes

Un bref regard sociologique sur la plage du Procès-verbal nous la désigne comme lieu de séduction codifiée où l'attention sur le corps féminin se focalise sur un objet écran (les lunettes noires), signe d'incommunicabilité. Dans l'économie narrative, entre stase et mouvement, la plage est tantôt le poste d'où contempler la mer tantôt celui où attendre un chien ou une femme, ce qui enclenche le mouvement du protagoniste masculin. Le roman La Quarantaine est à ce titre scandé par les marches de Léon sur la plage étroite ou les chemins bordant la mer. Cette marche peut devenir course ou saut de rocher en rocher, mettant en branle le récit. « Marcher », écrit de Certeau, « c'est manquer de lieu » (Certeau 155)6. Entre le lieu (d'origine, de naissance) et le non-lieu (de passage), le personnage cherche un chemin dont nous testons l'hypothèse qu'il conduit à l'éclat, à des espaces d'entre-lieux, d'ouverture, au défaut d'origine. La plage engage donc à une...

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