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  • Rives et dérives chez Jean Rolin, J.M.G. Le Clézio et Pascal Quignard
  • Bruno Thibault

L'écriture de la rive pose irrésistiblement la question de l'autre rive et soulève la question de l'ailleurs. Loin de procurer la sécurité d'un ancrage, ou la certitude d'un enracinement, la rive suggère au contraire une ouverture, un départ, un mouvement1. Ainsi la rive permet moins d'affirmer une identité que d'interroger une altérité. D'où la nécessité de lier ensemble le thème de la rive et celui de la dérive. Mais il faut préciser que la structure de l'imaginaire de la rive diffère selon le type de rive que l'on considère. Dans le cas de la rive maritime, l'imaginaire de l'horizon s'ajoute à la question de l'autre rive, et le jeu entre la ligne d'horizon et l'autre rive inscrit dans l'écriture divers effets de miroir, de mirage, de projection ou d'illusion. Dans le cas de la rive fluviale, outre la question de l'autre rive, se pose la question de l'amont et l'aval, c'est-à-dire le point de départ et le point de fuite qu'implique le mouvement du fleuve, et donc la question du hors-champ2. Ce sont ces questions que nous allons examiner successivement chez trois auteurs contemporains : Jean Rolin, J.M.G. Le Clézio et Pascal Quignard.

L'écriture de la rive est une écriture frontalière. Mais de quelle frontière s'agit-il exactement ? L'inscription de la rive dans un récit marque en général une ligne entre ici et là-bas, mais aussi bien souvent entre réel et imaginaire. Une première approche est celle des écrivains réalistes, comme Jean Rolin. Grand écrivain voyageur, journaliste et récipiendaire du prix Albert-Londres 1988, Jean Rolin offre dans Terminal Frigo3 un ouvrage à mi-chemin du récit autobiographique et du reportage documentaire, de la quête et de l'enquête. Le narrateur est un homme qui, comme l'auteur, vient de passer le cap de la cinquantaine et qui a bourlingué sur tous les océans du monde. Il décide de visiter tour à tour les grandes villes portuaires françaises de l'Atlantique : Dunkerque, Calais, Le Havre, Saint-Nazaire et La Pallice, l'avant-port industriel de La Rochelle4. Mais que nous sommes loin dans Terminal Frigo des grandes envolées romantiques sur le voyage, le pittoresque et l'exotisme ! Jean Rolin est un magnifique écrivain réaliste, sobre, bien informé, nuancé mais sans concession. Avec lui, l'espace du littoral est présenté de façon littérale et prosaïque. L'auteur met en scène ce que les écrivains de salon répugnent à décrire : un paysage industriel sans beauté, qu'il présente sans [End Page 69] aucun misérabilisme. Le préambule du texte nous montre l'estuaire de la Loire « à marée basse et par calme plat » et surtout le bassin de Saint-Nazaire, « vide à l'exception d'un remorqueur » , ses sas, ses docks et son pont suspendu « dont le tablier est ponctué horizontalement de feux blancs régulièrement espacés » , son quai d'armement où l'on distingue « la silhouette blanche d'un paquebot » et « la coque gris acier d'un méthanier » , et, plus loin, les pylônes et les lampadaires des raffineries de Montoir. Sur la « rive adverse » , note l'auteur avec une pointe d'ironie, la végétation rase et dense, baignée de pluie, forme un contraste saisissant et évoque un mirage de « mangrove » sous d'improbables Tropiques (Terminal 7-9).

Le récit déambulatoire de Jean Rolin est emblématique parce qu'il demeure strictement documentaire, adoptant à chaque étape du parcours un regard aussi objectif que possible et un ton résolument neutre. L'auteur ne dissimule pas les détails ingrats du décor ni les difficultés pratiques de l'enquête. Comme le souligne Christina Horvath, « le narrateur se livre à une activité triple qui consiste à d...

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