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  • Hiérophanies du bord de mer chez Verne, Queffélec et Abraham
  • Bruno Tritsmans

La modernité est, on le sait, saturée de mythologies anciennes. Tel est le point de vue, éminemment classique, de Mircea Eliade, qui oppose au désenchantement du monde moderne symboles et mythes, restés denses dans la littérature. Celle-ci apparaît dès lors comme un lieu de « survivance »1. En même temps, Eliade dit avec insistance que les hiérophanies, propres à l'univers mythique, sont « déchues », et il parle à ce propos de restes ou de déchet, ou encore de « hiérophanie cryptique »2. Aussi, quand Paul Ricœur évoque Eliade dans un bref hommage, il signale que celui-ci lui a fait découvrir « la cohérence et la stabilité de l'univers sacré », qui est dès lors comme « un roc au centre de notre existence »3, mais il se montre en même temps sensible à sa perte, au mythe brisé : « Nous ne pouvons plus vivre, selon la croyance originaire, les grands symbolismes »4. Ce topos est au cœur de la modernité, et donne lieu à de belles évocations métaphoriques. Michel de Certeau parle d'histoires fantomatiques, qui « dorment dans les rues […] pliées dans ce dé à coudre comme les soieries de la fée »5, Judith Schlanger d'un « grand manteau baroque »6, et Vladimir Jankélévitch de « rhapsodies » ou de « trame pénélopéenne »7. Dans les textes de la modernité, les topoi mythiques restent lisibles sous une forme disséminée, presque fantomatique8.

Le bord de mer est sans aucun doute un lieu investi par le mythe, face à une société perçue comme « miasme » (Alain Corbin)9, et confronte l'homme aux forces élémentaires. D'une part, en effet, le bord de mer est espace de la dérive, voire du vertige ou du monstrueux, et il confronte l'homme à la menace de l'engloutissement, à la hantise de la nuit et du chaos. D'autre part, il peut aussi être le lieu d'une reterritorialisation, d'une tentative de maîtrise. Le bord de mer apparaît dès lors comme un « lieu initiatique » ou un « tapis de prière » (Jean-Didier Urbain)10, où se célèbre une nouvelle adoration du soleil qui rejoint les très anciennes mythologies du feu régénérateur (Mircea Eliade, Gaston Bachelard)11. En même temps, ce trajet initiatique prend souvent la forme d'un jeu, d'une « mythologie light » (Jean-Didier Urbain)12, dont le cerf-volant ou la carte postale sont les figures emblématiques.

Ce sont ces passages que je propose d'explorer en examinant une figure particulière du bord de mer, le phare, corrélée à la fois au feu et au minéral, et par lequel l'homme cherche à dominer l'élémentarité océanique, et ce notamment [End Page 61] chez Jules Verne (Le Phare du bout du monde, 1905) et Henri Queffélec (Un feu s'allume sur la mer, 1956), dont les œuvres sont investies par un imaginaire prométhéen13. Chez Jean-Pierre Abraham (Armen, 1967), en revanche, le motif est marqué par la précarité, et la pierre et le feu y prennent des formes disséminées14.

De Jules Verne à Henri Queffélec : figures de la complétude prométhéenne

Le Phare du bout du monde est le dernier roman de Jules Verne, et s'inspire de faits historiques : en 1881, l'Argentine édifie un phare sur l'île des États. La toile de fond, c'est le monde violent de la Magellanie, marquée par des « convulsions » (372) géologiques et des « tourmentes » violentes (376). La nature s'y manifeste avec une « incomparable fureur » (373), avec « violentes tempêtes » et « ouragans terribles » (376)—autant de figures du monstrueux. Les falaises coupées à pic, avec brisures, interstices et failles sont un autre élément révélateur du décor.

Cette violence tellurique est doublée d'une violence humaine. L'Ile des États est occupée par des pirates, menés par Kongre, qui pillent les épaves de navires échoués sur la...

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