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  • L'Écriture du rivage chez Julien Gracq :rumeur, dramaturgie et fête
  • Béatrice Damamme-Gilbert

Chez Gracq, l'évocation du lieu est au cœur de l'imagination créatrice. Le paysage est le cadre tant physique que mythique de son mode d'appréhension du monde : mer et forêt en particulier, métaphoriquement liées, ont leur place dans quasiment tous ses livres. Plus encore que la forêt dont la valeur mythique prime sans doute chez Gracq sur celle des forêts rencontrées et aimées, le rivage chez Gracq se prête à plusieurs types d'approches qui s'entrecroisent, et ce parce qu'il touche à des racines profondes de sa mémoire et de son imaginaire. Gracq est né sur l'une des rives de la Loire, ce fleuve qui conduit vers la Bretagne et l'océan, il a passé toutes ses vacances d'enfant à Pornichet, première rencontre du bord de mer mais aussi horizon d'attente des années d'internat, il a découvert la Bretagne au début des années 1930 et il a habité Quimper (ce « royaume dont tous les chemins menaient aux vagues »1) de 1937 à 19392, au moment précis de son entrée en écriture. Le rapport biographique au rivage, véhiculé par le rêve tout autant que par le contact direct, est donc indéniable. On peut par exemple s'interroger, comme le fait Alain-Michel Boyer, sur l'effet produit par la projection d'un film sur la plage, à laquelle il a assisté tout enfant3. L'apport du souvenir, mais plus encore la construction d'un imaginaire sont en jeu ici pour comprendre la production littéraire gracquienne. Mais c'est aussi parce qu'il était bien placé pour en vérifier les sortilèges que Gracq se montrera particulièrement réceptif aux représentations littéraires du rivage qu'il va découvrir dans ses lectures, par exemple chez les Romantiques : Chateaubriand, Hugo, Coleridge, dans le Balzac de Béatrix et aussi dans l'univers de Wagner (surtout Tristan et Lohengrin). L'énorme substrat culturel et imaginaire, légendaire, et romantique en particulier, que Gracq convoque dès son entrée en littérature, fait que le rivage occupe une place de choix dans ses premières fictions où il convoque le mythe tout en le tenant à distance. Il importera donc d'abord d'évaluer comment il fait siennes les représentations romantiques, y greffant ses propres interrogations du vingtième siècle et s'adressant aussi à un lectorat qui va évoluer pendant les presque soixante-dix ans que couvre son œuvre.

Gracq a intitulé un de ses romans Le Rivage des Syrtes4, et il a situé le précédent, Un Beau Ténébreux5, sur une petite plage bretonne dans l'arrièresaison. [End Page 21] Dans « La Presqu'île »6, texte plus tardif, le protagoniste, Simon, meuble son après-midi d'attente de la femme aimée par un long circuit automobile qui le mène sur la côte, lieu des villégiatures de son enfance : trois exemples pour indiquer à quel point le rivage a joué un rôle primordial dans l'élaboration des fictions. Il nous importera de comprendre ce qui a pu en faire un élément imaginatif si porteur dans sa structure, le bord de mer constituant une lisière, un lieu de transition qui confronte l'homme à l'élément marin et appelle l'événement. Lieu dramatique, donc, sur lequel convergent tous les désirs et les rêves et infiniment propice au moteur de la fiction.

L'élan fictif qui se greffe sur la théâtralisation du rivage n'est certes pas la seule valeur qu'un aussi compétent géographe et amateur de paysages que Gracq lui associera. Sa sensibilité aux infinies nuances de la terre, de la mer et du ciel, enroulées à des souvenirs de moments d'expérience du monde, enrichit le regard gracquien et ce, d'autant mieux que son œuvre évolue et évacue peu à peu la fiction (et restreint le rôle du mythe) au profit du...

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