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  • Du scarabée aptère (Kafka, Michaux, Chevillard)
  • Thangam Ravindranathan

Fort versé dans la connaissance des coléoptères, Vladimir Nabokov relut un jour La Métamorphose dans le but de déterminer à quelle espèce précise d'insecte il avait affaire. Arrivé à la conclusion qu'il s'agissait d'un simple scarabée—gigantesque, bien entendu, car pouvant atteindre au moyen de ses antennes la poignée de la porte située à 3 pieds du sol—il relevait aussitôt une énigme que le récit de Kafka ne permettait pas de résoudre. Grégor aurait dû se rendre compte, écrit Nabokov, qu'au titre de scarabée il possédait, dissimulée sous la dure carapace de son dos, une paire d'ailes qui lui aurait permis de voler des kilomètres, et d'échapper ainsi à sa triste destinée1. Le bouleversant littéralisme de Nabokov rejoint comme par l'autre bout l'intuition de Deleuze et Guattari qui pour leur part voyaient dans les nouvelles de Kafka un devenir-animal bloqué, estimant que celui-ci nécessitait un espace de déploiement (c'est donc le cas de le dire) plus important. Dans les nouvelles, écrivent-ils, l'animal est soit résorbé, refermé sur une impasse—dans le cas de La Métamorphose, il est re-oedipianisé pour se renverser en devenir-mort—soit il s'ouvre et fait place à des multiplicités moléculaires qui ne sont plus animales, ne pouvant être traités comme telles que dans un roman (théorique, celui-ci, car un tel roman ne fut pas écrit2).

Gregor aurait dû se rendre compte. . . Faut-il croire que le devenir-animal, la fuite de Gregor sont empêchés par la non-exploitation de certaines ressources pourtant présentes dans la diégèse? Mais comment penser la présence, dans un récit, de tels éléments improductifs? Quel lieu, quel temps occuperaient-ils? Sous quelles conditions Gregor aurait-il pu voler? "La métamorphose est le contraire de la métaphore," affirmaient Deleuze et Guattari3. Cependant Nabokov, [End Page 75] se lamentant sur l'incomplétude d'une métamorphose chez Kafka, se lamentait peut-être aussi (ou pour finir) sur cette loi obscure par laquelle toute métaphore est une ressemblance inachevée, ménageant par nécessité certaines correspondances inertes. Loi que rappelait encore Jacques Derrida, voyant dans la part d'"absence énergique" de l'opération de la métaphore ce qui lui permet de ne pas être identité, composant ainsi "cet intervalle qui fait des histoires et des scènes"4.

Dans le bureau du naturaliste

On connaît les devenirs-animal qui traversent l'oeuvre d'Henri Michaux, ces aimantations de l'être vers des formes autres, parfois inédites, ce théâtre intime de dé-place-ment au sens le plus fort du terme. Le court texte "Encore des changements" dans Mes Propriétés (1930) est à cet égard exemplaire:

A force de souffrir, je perdis les limites de mon corps et me démesurai irrésistiblement.

Je fus toutes choses: des fourmis surtout, interminablement à la file, laborieuses et toutefois hésitantes. C'était un mouvement fou. Il me fallait toute mon attention. Je m'aperçus bientôt que non seulement j'étais les fourmis, mais aussi leur chemin. Car de friable et poussiéreux qu'il était, il devint dur et ma souffrance était atroce.5

L'incipit est suivi par l'inventaire des multiples formes qu'est amené à assumer le "je": forêt, plage de galets, boa, bison, éclair, chlorydrate d'ammonium. . . ligne de fuite s'il en est, qui dissout les frontières entre espèces, règnes, éléments. "[B]rusques," occasionnant une souffrance parfois "pire que la mort," les états successifs s'enchaînent dans le texte par une surpuissance de la copule "être"/"devenir." S'y voient démantelées les conventions grammatico-ontologiques séparant l'un du multiple et, partant, l'identité de la différence ("Je fus toutes choses"). Et le narrateur de poursuivre:

Ce n'est pas un si grand mal de passer de rhomboèdre à pyramide...

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