- Vie quotidienne et pouvoir sous le communisme. Consommer à l'Est
Les contributions réunies dans cet ouvrage par Nadège Ragaru et Antonela Capelle-Pogăcean donnent au lecteur une entrée particulièrement riche dans la variété et la complexité des pratiques de consommation et des formes de domination politique [End Page 175] à l'Est. La consommation apparaît comme une des sphères où s'expriment à la fois l'autonomie et l'hétéronomie des pratiques sociales dans une société socialiste.
D'une part, on ne peut être que frappé par l'hétérogénéité de toutes les formes de consommation étudiées ici (l'offre alimentaire, la mode vestimentaire, le cinéma, l'architecture). La consommation mobilisant les ressources économiques distribuées par l'État, il semble inconcevable qu'elle ne soit pas investie d'une fonction spécifique dans la construction du communisme, et donc d'une charge idéologique omniprésente. L'introduction expose les deux ambitions de l'ouvrage, qui sont à la pointe des développements historiographiques sur les sociétés socialistes. La première vise à dépasser l'asymétrie persistante du regard que les chercheurs jettent sur l'Est. Si l'historiographie a largement abandonné les thèses totalitaires après 1989, elle a le plus grand mal à ne pas céder à la tentation inverse : lire les tensions et contradictions qui traversent ces sociétés à l'aune de leur échec final. Au contraire les auteures s'engagent à « prendre au sérieux le projet de consommation socialiste » (p. 30) fondé sur l'analyse des besoins, quitte à en montrer les impasses. D'autre part, étudier la consommation doit permettre de dépasser une seconde limite des thèses « révisionnistes » qui peinent souvent à saisir les formes d'inégalités et de différenciation sociale propres aux sociétés communistes. De ce point de vue « l'étude de la consommation gagne à rester sensible aux formes de sociabilité et d'entraides, aux définitions du lien et de la réciprocité, aux efforts déployés pour se sentir appartenir et se distinguer » (p. 22).
Les contributions sont ensuite regroupées autour de trois thématiques. Dans la première partie, le lecteur est invité à réfléchir à l'existence d'un modèle de consommation propre aux régimes socialistes. Liliana Deyanova analyse comment les sciences sociales ont étudié la consommation en Bulgarie. Le constat « des contradictions, des heurts, du chaos des interprétations proposées » à propos des pratiques de consommation révèle, selon elle, l'absence de langue pour penser la hausse des inégalités à l'œuvre à partir des années 1960. Les sciences sociales ne parviennent pas à s'extraire de la quête des canons d'une « consommation harmonieuse ». Sandrine Kott montre les évolutions des politiques de consommation en RDA. Dans les années 1950 la consommation est pensée en termes d'approvisionnement, le rationnement étant maintenu jusqu'en 1958. Dans les années 1960, la consommation se développe, se diversifie et s'enrichit, et doit devenir un vecteur d'apprentissage du mode de vie socialiste. À partir de 1970 « il s'agit moins [...] d'éduquer le consommateur socialiste que de fixer les termes de l'échange entre les individus-producteurs et l'État-redistributeur » 1. Bradley Adams montre les hésitations du milieu des publicitaires tchécoslovaques sous le communisme : faut-il se concentrer sur une mission économique de diffusion des produits et d'études de marché, ou chercher à définir une publicité proprement socialiste, dont l'utilité serait aussi idéologique (et donc beaucoup plus pérenne) à travers une mission d'éducation ? Le va-et-vient entre ces deux pôles dépend au moins autant des débats internes au milieu et du climat politique que de la conjoncture économique. Jonathan Zatlin se concentre sur la représentation et le rôle de l'argent en RDA. La défiance du parti socialiste à l'égard...