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  • Entre expertise et utopie :Jeremy Bentham et la question des colonies1
  • Annie L. Cot (bio)

« Le législateur du monde » : cette formule de José del Valle traduit un double enthousiasme. L'enthousiasme des révolutionnaires d'Amérique latine pour l'expertise juridique de Jeremy Bentham sur les terrains du droit et de l'économie. Et l'enthousiasme de Bentham à l'égard des Etats-Unis, du Canada, de l'Inde ou, à partir de 1808, de ces jeunes nations en révolte contre la domination coloniale espagnole dans lesquelles il voyait un précieux terrain d'expérimentation sociale. De 1786 à 1832, pendant plus de quarantecinq ans, Bentham s'est passionné pour la question coloniale. Avocat infatigable de l'indépendance de ces « possessions lointaines », il adjure tour à tour les principales puissances de l'époque, les Français, les Britanniques, les Espagnols, d'abandonner leurs colonies : cela en occupant un nouveau registre dans la rhétorique des économistes de son temps, le registre de l'expertise. Simultanément, Bentham considère ces terres comme un formidable espace utopique où mettre en oeuvre ses principes économiques, législatifs, politiques, éducatifs ou carcéraux. Un espace utopique au sens propre : u-topos, le lieu sans véritable existence de sociétés idéales, qu'il rêve de fonder sur le principe du plus grand bonheur pour le plus grand nombre. [End Page 67]

C'est là le coeur de cette « ambivalence récurrente» de Bentham vis-à-vis de la question coloniale dont parle Donald Winch2. D'un côté, un plaidoyer précis, argumenté, appuyé sur des chiffres et des cadres analytiques solidement construits, qui vise à démontrer l'inanité et les dangers du principe même des possessions coloniales. De l'autre, une fascination pour ces territoires lointains qu'il aime à penser prêts à inventer de nouvelles formes de sociétés et, par là, à accueillir ses projets de réformes juridiques, économiques et politiques. Janus bifrons : le radical dénonçant inlassablement l'oppression coloniale, le réformateur rêvant de construire une société nouvelle, fût-ce, s'il le faut, dans un espace encore soumis à la domination extérieure. Et, dans les deux cas, un double discours, celui de l'expertise et celui de l'utopie.

Cette tension, entre dénonciation du système colonial et rêve de nouvelles sociétés, éclaire les divergences qui peuvent apparaître dans les nombreux textes que Bentham consacre à la question des colonies. Du côté de l'expertise, qui alimente aussi bien le discours de l'expert que celui de l'utopiste, le registre est triple : une expertise juridique « contributive »3 en matière de codes civils, de codes constitutionnels, de projets de lois sur la liberté de la presse ou la liberté d'expression ; une expertise économique, contributive elle aussi, qui relève tour à tour de « l'art », lorsqu'il s'agit d'évaluer les coûts et les avantages des colonies pour les métropoles européennes, et de la « science » lorsqu'il s'agit de discuter les mécanismes fondamentaux qui constituent la richesse des nations; et une expertise plus « interactive », qui emprunte à d'autres disciplines que le droit ou l'économie, comme l'art militaire ou la démographie.

On s'attachera surtout au deuxième de ces registres, qui concerne l'économie de la question coloniale : pour son intérêt analytique, pour les échos qu'elle trouve dans beaucoup de théories contemporaines sur les relations Nord-Sud, mais aussi pour le caractère exceptionnellement novateur de la rhétorique d'expert qu'adopte ici Bentham.

1. « Une folie enracinée dans une autre folie »4

« Liberté ! Égalité ! Propriété ! Émancipation ! Indépendance ! », « Émancipez vos colonies ! », « L'anticolonialisme : voilà l'une des formes que prend mon jacobinisme ! »5, « L'émancipation est espagnole », « Débarrassez-vous d'Ultramaria ! » : ces exhortations [End Page 68] que Bentham adresse, à trente ans d'écart, aux conventionnels français ou aux Cortes espagnoles, rejoignent les positions les plus véhémentes qu'adoptent alors, sur la question coloniale, certains parmi les économistes européens.

A trois reprises, pourtant, Bentham défend clairement le principe des...

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