University of Toronto Press
  • Working with Tasks, Activities and Knowledge: The Case of the French Teacher-Librarian/Le travail entre tâches, activités et savoirs : l'exemple du professeur-documentaliste français
Abstract

This paper examines the relationship between knowledge and action through the analysis of the work of teacher-librarians in order to understand which knowledge is used in their professional activity. Action research on the analysis of teacher-librarians working in the French agricultural education, helped to initiate a large collection of data on tasks and activities. This analysis shows the difficulty in qualifying—finding the right wording—the knowledge used in the activity which refers to the difficulty of prescribing when it is only lightly anchored on knowledge of relevant and legitimate reference related to a scientific discipline: Information and Communication Studies.

Résumé

Cet article examine l'articulation entre savoir et action au travers de l'analyse du travail des documentalistes professeurs pour comprendre quels sont les savoirs mobilisés dans l'activité professionnelle. Une recherche-action sur l'analyse du travail des documentalistes professeurs dans l'enseignement agricole français, a permis d'engager un important recueil de données sur les tâches et les activités. Cette analyse montre la difficile qualification — mise en mots — des savoirs mobilisés dans l'activité qui renvoie à la difficulté de la prescription peu ancrée sur des savoirs de référence pertinents et légitimes se rattachant à une discipline scientifique : les sciences de l'information et de la communication.

Keywords

work, activity, action, knowledge, special librarian

Keywords

travail, activité, action, savoirs, documentaliste

Introduction

Le métier de documentaliste consiste à traiter l'information, c'est-à-dire à communiquer à un public plus ou moins étendu un contenu cognitif qui prendra pour lui un sens précis. Plus largement, le documentaliste a en [End Page 187] charge la gestion d'un centre de documentation, organisation au sein de laquelle il s'inscrit comme un intermédiaire entre l'offre et la demande d'information. Ce rôle de médiateur est fondé sur l'analyse de l'information « pertinente » afin de présenter le contenu intellectuel des documents et faciliter leur repérage ultérieur (Lamizet et Silem 1997).

Dans l'enseignement secondaire en France, c'est dans les années 1970 qu'apparaissent les premiers documentalistes, parallèlement au développement de la pédagogie du travail sur documents ou encore du travail personnel de l'élève. Le rôle du professionnel s'affirme ensuite par la création d'un statut spécifique de « professeur-documentaliste » et la mise en place d'un concours national de recrutement dès la fin des années 1980. Les centres de documentation et d'information (CDI) se structurent autour de cette évolution et le besoin d'initier les élèves à leur fonctionnement est concomitant. Dès lors, le professeur-documentaliste assure une double mission, une mission de gestion du centre de documentation et une mission pédagogique. Cependant, la formation initiale de ces professeurs, venant principalement des lettres et de l'histoire géographie, reste hétérogène et ne permet pas l'acquisition de savoirs propres à la discipline de référence : les sciences de l'information et de la communication (Gardiès 2006). La formation postconcours est centrée sur l'acquisition de savoirs techniques en documentation et de savoirs pédagogiques en information-documentation, mais offre surtout l'apprentissage de savoirs professionnels (Gardiès 2006 ; Gardiès et Couzinet 2007). Or, ce métier récemment constitué n'est pas reconnu dans l'enseignement à son juste niveau, de l'avis des professionnels eux-mêmes. En assumant une double fonction, relevant à la fois de la gestion d'un service comprenant de tâches techniques et d'un enseignement caractérisé par des modes d'intervention pédagogiques variés, les professeurs-documentalistes semblent avoir des difficultés de positionnement identitaire (Gardiès et Marcel 2007) et d'assises scientifiques communément acceptées qui pourtant permettraient la reconnaissance d'une profession structurée et autonome. Si le professeur-documentaliste est « principalement un technicien, reste que les techniques qu'il utilise dépendent, pour leur maintenance et leur renouvèlement, des acquisitions d'une connaissance fondamentale » (Meyriat 1994), peut-on alors identifier les savoirs fondamentaux liés au travail du professeur-documentaliste ? Si leur rattachement à une discipline académique ne parait pas aller de soi et si les savoirs enseignés se rapprochent plutôt de méthodes voire de techniques (voir à cet effet Liquete 2003 ; Fondin 2003 ; Couzinet 2002), comment alors les pratiques professionnelles, fondées sur une bivalence, peuvent-elles s'articuler [End Page 188] avec les différents types de savoirs ? Existe-t-il un problème de légitimité du savoir de référence ? Autrement dit, le savoir de référence des pratiques professionnelles (de gestion sur le modèle « ingénieur » et d'enseignement sur le modèle « agrégé ») des professeurs-documentalistes est-il le savoir « savant ou scientifique » ou plutôt le savoir « expert ou professionnel », constitué à la fois de techniques propres au métier et de compétences capitalisées issues de l'expérience ? Cette mobilisation des savoirs, au sens de « mettre des ressources en mouvement » (Charlot 1997) dans l'exercice du métier, pose également la question de la constitution du corpus de savoirs « à enseigner », de leur référentialité et de leur légitimité.

Dans le cadre d'une recherche-action sur l'analyse du travail des professeurs-documentalistes dans l'enseignement agricole français, nous avons engagé un important recueil de données sur les tâches et activités ainsi que sur le regard que ces professionnels leur portent pour interroger les savoirs mobilisés dans l'activité professionnelle. Afin d'éclairer ces questions, nous examinerons, tout d'abord de manière théorique, l'articulation entre savoir et action par une réflexion sur l'activité et sur les différents types de savoirs. Puis, nous présenterons la méthode choisie pour notre investigation, et enfin au travers des résultats de l'analyse du travail des professeurs-documentalistes, nous tenterons de comprendre quels sont les savoirs mobilisés dans l'activité professionnelle et ouvrir ainsi des pistes d'approfondissement.

Activité et savoir : quelle dialectique ?

Action et cognition

Entrer dans un lieu de travail, « c'est comme si nous pénétrions sur une scène de théâtre où la représentation a déjà commencé : l'intrigue est nouée ; elle détermine le rôle que nous pouvons y jouer et le dénouement vers lequel nous pouvons nous diriger. Ceux qui étaient déjà en scène ont une idée de la pièce qui se joue, une idée suffisante pour rendre possible la négociation avec le nouvel arrivant » (Bruner 1991). Analyser le travail c'est donc entrer dans une pièce en train de se jouer. Cela demande une appréhension parcellaire, par exemple celle proposée par l'ergonomie et la psychologie du travail au travers de la distinction entre la notion de tâche et la notion d'activité, afin de dénommer les éléments qui le constituent. La tâche relève de la prescription, elle est ce qui doit être fait. À l'opposé, l'activité est ce qui se fait (Leplat et Hoc 1983) que l'on peut considérer [End Page 189] comme l'activité réalisée, mais qui n'est jamais que l'actualisation d'une des activités réalisables dans une situation parmi les activités concurrentes, au cours desquelles si « l'activité est une épreuve subjective où l'on se mesure à soi-même et aux autres pour avoir une chance de parvenir à réaliser ce qui est à faire. Les activités suspendues, contrariées ou empêchées, les contre-activités qui l'empoisonnent ou l'intoxiquent font partie de l'activité » (Clot 1999). Le travail est aussi ce qui ne se fait pas, ce que l'on cherche à faire sans y parvenir, ce que l'on aurait voulu ou pu faire, ce que l'on pense pouvoir faire ailleurs et qui « doit être admis dans l'analyse » (Clot 1999).

Une tâche peut se définir comme un ensemble de prescriptions, de consignes, de contraintes, qui sont représentées par le sujet comme des données de la situation. L'activité est repérable en matière de comportement dans une situation. Le processus de transposition d'une tâche donnée en activité se traduit par un certain nombre de consignes, qui permettent de se représenter un premier état de la tâche, nommée tâche prescrite. Cette tâche prescrite est ensuite redéfinie, en fonction d'une situation précise, puis, une nouvelle fois transformée, cette fois dans l'activité, en prenant en compte les caractéristiques les plus immédiates de la situation : c'est la tâche effective, celle qui est véritablement mise en oeuvre dans l'action. À postériori, l'acteur met à jour une nouvelle représentation de la tâche, la tâche réalisée.

Toute action au sens de « mobilisation subjective, d'engagement corporel » (Astier 2007) est corrélé aux savoirs au sens « d'activité mentale, de mise en patrimoine (langage) d'émancipation du contexte et de la transmission éventuelle » (Astier 2007). Il existe ainsi une connaissance que les acteurs engagent dans les différentes situations (expérience, dimension pré réfléchie des actions).

L'articulation action et savoir n'est pas évidente dans le sens où les actions sont singulières, alors que les savoirs sont généraux et certains auteurs parlent plutôt de savoirs d'action c'est-à-dire, d'une formulation par les acteurs d'un énoncé relatif à l'action professionnelle. « Le savoir est construit dans une histoire collective qui est celle de l'esprit humain et des activités de l'homme et il est soumis à des processus collectifs de validation, de capitalisation, de transmission » (Charlot 1997). La formulation du savoir inhérent aux activités reste difficile et la pluralité de dimensions en jeu dans le travail en complexifie l'appréhension (comme le contexte, l'identité des acteurs ou le but de l'activité). Il nous paraît [End Page 190] alors important de tenter de qualifier les savoirs en jeu dans le travail des professeurs-documentalistes pour en permettre l'analyse.

Savoirs savants, savoirs professionnels

Le terme de savoir vient du latin sapere, mot latin qui désigne « avoir de l'intelligence, du jugement [. . .] connaitre, comprendre », au sens général il signifie « avoir la connaissance » (Rey 1995). La connaissance réalise l'idée accomplie du savoir, elle signifie « être compétent en » (Rey 1995). Le terme de savoir est d'un usage fréquent, multiple et polysémique. Foucault l'a défini comme « cet ensemble d'éléments, formés de manière régulière par une pratique discursive et qui sont indispensables à la constitution d'une science, bien qu'ils ne soient pas destinés nécessairement à lui donner lieu, on peut l'appeler savoir » (Foucault 1975), ou comme le résume Deleuze (1986) le savoir est « l'agencement de ce qu'une époque peut dire (les énoncés) et voir (ses évidences) ».

Beillerot (2000), chercheur en sciences de l'éducation, propose deux acceptions de la notion de savoir, celle qui l'assimile à un stock de connaissances ou bien celle qui l'assimile à un processus, c'est-à-dire qui s'appuie sur les rapports avec le psychisme, sur la compréhension des apprentissages de ce savoir, sur son appropriation. Il considère ainsi que tout savoir implique un sujet connaissant, qu'il est un acte et non une essence et qu'en ce sens il nécessite une activité cognitive. C'est donc la dimension d'appropriation, de transformation accomplie par le sujet qui est au coeur de la conception clinique du savoir. Cette analyse rejoint, à notre sens, celle des sciences de l'information et de la communication qui distinguent clairement les notions de savoir et de connaissance pour mieux situer le rôle de l'information et de son traitement qui sont au coeur du travail des professeurs-documentalistes.

Une information a une valeur communicationnelle et ne devient connaissance que lorsqu'elle est activée par celui qui la reçoit dans l'échange, qui l'intègre et l'assimile à son propre stock de connaissances et constitue in fine un savoir construit et modélisé. À partir du moment où le savoir est objectivé il pourra à son tour se transformer partiellement en informations à échanger. « Nous pouvons employer le terme d'information pour désigner la relation entre le document et le regard porté sur lui [. . .] celui de connaissance pour indiquer le travail productif des sujets sur euxmêmes pour s'approprier des idées ou des méthodes ; et celui de savoir pour caractériser les formes de connaissance qui sont reconnues par une [End Page 191] société » (Jeanneret 2000). Autrement dit, le professeur-documentaliste en situation de travail manipule des informations, organise les savoirs dans un espace documentaire, participe à l'appropriation et l'élaboration des connaissances des usagers et pour cela s'appuie sur un certain nombre de savoirs qui constituent sa compétence professionnelle. Ce sont ces derniers que nous cherchons à repérer et à qualifier dans l'analyse de leur travail.

Certains auteurs, en distinguant les savoirs théoriques et les savoirs d'action, nous proposent une partition susceptible de favoriser la compréhension de la mobilisation des savoirs dans l'action. À l'origine, c'est Piaget qui définit le savoir comme n'étant pas donné d'emblée, mais élaboré progressivement en différents stades par l'enfant via l'exercice de ses actions sur le monde. Ce qui tendrait à indiquer que les savoirs d'action sont à la source des savoirs théoriques par un procédé d'abstraction, l'abstraction réfléchissante produisant des savoirs sur l'action. Mais si les savoirs théoriques concernent l'acquisition d'un ensemble de connaissances établies dans des disciplines scientifiques et la maitrise de raisonnements logiques permettant la résolution de problèmes, ils ont une visée de connaissance et de compréhension, alors que les savoirs d'action se définissent comme des savoir-faire, des routines cherchant à améliorer l'action elle-même.

La notion de savoirs de métier ou de savoirs professionnels nous interroge également comme angle d'analyse, différent d'une part pour mieux comprendre les liens avec les savoirs de référence et d'autre part, pour tenter de cerner leur place dans les savoirs à enseigner.

Les savoirs de métier sont un type de savoir global et singulier qui privilégie l'intelligence pratique nécessaire à l'action. Le primat est ici accordé à l'acquisition de méthodes, dans le sens où les méthodes sont caractéristiques du savoir scientifique, c'est-à-dire qu'elles mettent en oeuvre une notion de causalité et de conséquence, visant donc à « comprendre pourquoi ». Les procédés techniques sont ainsi « naturalisés » par rapport aux tâches. Cette approche s'oppose à la perception de la théorie comme préalable à la pratique ce qui pose la question du fonctionnement des savoirs dans les techniques. Si les savoirs scientifiques n'ont pas vocation à produire l'action, ils sont mobilisés dans la construction d'un savoir ayant des finalités pratiques. Si « le geste habile révèle souvent un savoir plus considérable qu'on ne le croit » (Schön 1996), on est souvent incapable de décrire le savoir que révèle l'action, il s'agit alors d'un savoir [End Page 192] tacite. La réussite d'une action constitue un savoir-faire, mais il y a forcément un niveau de compréhension, de conceptualisation, d'abstraction. Il s'agit donc de travailler sur le « conscientisable », c'est-à-dire de retrouver une source d'information sur l'action, de la verbaliser. On peut ainsi parler de savoir d'action, savoir parce que l'information dégagée ici a des propriétés de transmission, de mémorisation, de traitement, mais dont la source vient de l'action. La mobilisation des savoirs scientifiques peut donc se repérer en fonction de la finalité poursuivie par l'acteur, en situation d'action, au travers des savoirs professionnels.

La notion de savoirs professionnels est entendue au sens de celui qui y a recourt est un bon professionnel capable de contrôler et d'anticiper. Ces savoirs font référence à un ensemble de gestes qui vont de soi. Ce sont donc les gestes d'une technique qui ont été enseignés, mais sans que la conscience de leur rattachement aux savoirs élémentaires soit forcément acquit. La question est alors de comprendre comment les savoirs professionnels s'articulent aux savoirs scientifiques. Comment sont-ils associés à une organisation des savoirs ? Comment se situent-ils dans un territoire donné ou construit ?

La spécificité des savoirs professionnels, irréductible à des savoirs techniques ou scientifiques, peut se caractériser par des savoirs de référence pluriels qu'il reste cependant à identifier clairement dans le cas des professeurs-documentalistes car cette tension n'est pas, nous semble-t-il, sans conséquence sur les savoirs à enseigner.

Les savoirs à enseigner, les savoirs enseignés

Les savoirs à enseigner proviennent d'une extraction de corpus de savoirs produits dans les établissements d'enseignement supérieur et de recherche. Ces savoirs savants constituent un cadre de référence commun normalement partagé. En effet, les savoirs en tant que domaines recensés, catalogués sont produits dans un contexte historique et social, ils font référence à des cultures. Chevallard, chercheur en didactique des mathématiques, a développé, dans les années 1980, des travaux importants autour du concept de transposition didactique. « Au sens restreint, la transposition didactique désigne donc le passage du savoir savant au savoir enseigné. Or c'est à la confrontation de ces deux termes, à la distance qui les sépare, par delà ce qui les rapproche et impose de les confronter, que l'on peut le mieux saisir la spécificité du traitement didactique du savoir » [End Page 193] (Chevallard et Johsua 1991). La transposition didactique va donc consister à remettre en forme le savoir de référence, à le traduire et non à le simplifier. Cette traduction didactique permet de recréer ce savoir en situation d'enseignement, différente de la situation de construction du savoir de la recherche scientifique. Les savoirs ne sont pas isolés, mais les rapports personnels ou institutionnels aux savoirs sont en relation avec la tâche pour laquelle ces savoirs sont mobilisés, comme le souligne Chevallard (1996) « nul savoir ne saurait s'autoriser de lui-même ». Pour lui « l'enseignement d'un savoir est toujours la réalisation d'un projet social » dans le sens où le savoir possède un habitat et y occupe une fonction, ce qui implique une multilocation institutionnelle. Le statut du savoir enseigné se définit en relation avec sa référence puisque « tout contenu doit faire référence à un savoir (Chevallard 1985) ou à une pratique (Martinand 1984) reconnus par la société comme légitimement enseignable » (Arsac, Chevallard, Martinand et Tiberghien 1994). Autrement dit le savoir à enseigner dans une discipline doit reposer sur une reconnaissance du savoir savant et des pratiques associées qui peuvent être les pratiques sociales, culturelles, mais aussi les pratiques professionnelles (savoirs en acte). Mais ce savoir à enseigner au-delà de sa légitimité doit aussi être pertinent et il ne peut être considéré comme un processus achevé mais plutôt comme un processus en cours de stabilisation ou en cours de constitution. Certains savoirs peuvent être parés d'une légitimité aux dépens des autres, car les savoirs sont constitués par leur socialisation et leur légitimité (Beillerot, Blanchard-Laville et Mosconi 1996). La pertinence des savoirs enseignés évaluée par rapport aux compétences visées peut entrainer un certain amalgame dans l'identification des savoirs à enseigner dans la mesure où leur référentialité peut être multiple. Or, les contenus des connaissances individuelles sont souvent implicites et n'impliquent pas toujours un savoir partagé au sein de pratiques pourtant communes. Losfeld souligne l'importance de l'individualisation de la connaissance, puisque « toute connaissance ne peut que prendre appui sur ce qui a été fait ou dit auparavant, qu'on l'intègre ou qu'on le rejette [. . .] toute connaissance, par le fait même qu'elle prend appui sur la prise en compte de "documents" antérieurs, leur lecture et leur exploitation, est individualisée » (Losfeld 1990).

Dans le cas du travail des professeurs-documentalistes, la question des savoirs à enseigner ainsi que ceux enseignés peut être emblématique dans le sens où ce corpus réinterroge l'ensemble des savoirs mobilisés. L'analyse du processus de transposition didactique peut ainsi apporter un éclairage sur la nature des savoirs de référence mobilisés qu'il reste à approfondir. [End Page 194] Si c'est la relation d'un individu à un objet de savoir qui est observable, dans le sens où le savoir est mis en évidence lorsqu'il est activé par un individu au sein d'une tâche, c'est cette relation des professeurs-documentalistes au savoir dans les tâches réalisées (dont celles d'enseignement) que nous nous proposons d'analyser au travers de leur discours sur le film de l'activité.

Une réflexion partagée sur le travail

Le dispositif de recherche-action dont nous proposons ici une partie des résultats a été conduit auprès d'un groupe de huit professeurs-documentalistes de l'enseignement agricole français. L'objectif pratique du dispositif est d'être en mesure de « donner à voir » son métier, principalement aux autres enseignants de l'établissement qui le méconnaissent et est en lien avec l'objectif de recherche développé : l'analyse des activités professionnelles pour tenter de comprendre ce qui se joue en termes de travail, de savoirs, d'identité. Il s'agit d'une « méthodologie d'analyse du travail qui prend la forme d'une activité réflexive du collectif sur son propre travail. Cette méthodologie privilégie l'augmentation du pouvoir de ces collectifs de transformer les buts, les moyens et les connaissances de leur activité professionnelle. Nous pensons qu'en secondant de cette manière l'activité réflexive de ces collectifs, nous augmentons aussi le pouvoir de notre propre activité de connaissance » (Clot, Faïta, Fernandez et Scheller 2000).

Le dispositif de recherche-action

Cette recherche-action s'est déroulée durant deux années scolaires, soit 2008-2010 ; elle a comporté des phases de séminaires collectifs (entre chercheurs et professionnels), des phases de vidéoscopage du travail des professeurs-documentalistes dans leur établissement scolaire sur des activités choisies, des phases d'analyse scientifique et des phases d'autoconfrontation simples et croisées.

Un premier séminaire d'analyse du travail, où l'objectif de la recherche-action a été précisé, a permis de repérer les activités professionnelles des professeurs-documentalistes très peu présentes dans leur référentiel de métier1. Considérées comme très importantes dans leur travail quotidien, les activités d'accueil des différents usagers, les activités de rangement (traitement, organisation et mise à disposition de l'information) et les [End Page 195] activités de suivi des élèves (à la fois dans le centre de documentation et d'information (CDI) et lors des cours de documentation) ont été plébiscitées. Chaque participant s'est positionné sur une ou deux des trois activités. Ces activités ont été vidéoscopées sur une journée complète de travail ordinaire, les enregistrements servant ensuite de support à des entretiens d'autoconfrontation simple d'environ une heure et ont été intégralement retranscrit.

La technique des entretiens d'auto confrontation (qu'elle soit simple ou croisée) est empruntée à la clinique de l'activité (voir p. ex. Clot 2001, 2004) qui la théorise comme étroitement liée à ses cadres d'analyse. Cependant dans notre cas, les entretiens d'autoconfrontation sont utilisés comme une technique permettant la production d'éléments empiriques.

Lors d'un deuxième séminaire des entretiens d'autoconfrontation croisées ont été organisés. Une sélection des extraits vidéo et un choix de binômes de professeurs-documentalistes basé sur une rapide analyse des vidéos des premiers entretiens a permis l'expression verbale devant tout le groupe qui n'intervenait que dans un second temps. Ces entretiens d'autoconfrontation croisées ont été retranscrit et étudiés, et une première analyse de l'ensemble des entretiens a été restituée aux participants. À la suite des échanges, chacun a communiqué par écrit une « réaction » sous forme de commentaires, de compléments ou de nouvelles réflexions.

Retour sur la méthode

Le fait de retenir ici les trois formes d'autoconfrontation, décrites ci-dessus, a des conséquences importantes sur le contenu de la démarche, mais aussi et surtout sur sa portée, sur la légitimité et la recevabilité de notre discours et de notre recherche sur le travail des professeurs-documentalistes. Ces trois formes d'autoconfrontation nous ont permis d'approcher le travail de manière croisée et par différentes focales, pour tenter d'aborder les savoirs mobilisés, l'identité professionnelle ou encore le processus de professionnalisation. Notre matériau empirique étant constitué des discours des acteurs, ces derniers ont fait l'objet d'une retranscription systématique et d'une analyse de contenu pour pouvoir être étudiés. Il s'agissait d'une démarche inductive de condensation, sélection des extraits significatifs et de catégorisation orientée par la consistance des catégories d'analyse au travers de leur « représentation » dans les extraits de discours. La dimension inductive est toutefois relativisée par l'orientation du questionnement. [End Page 196]

Ce protocole de recherche-action a nécessité une « contractualisation » rigoureuse explicitant objectifs et contraintes réciproques et garantissant des règles éthiques strictes bien au-delà des simples autorisations institutionnelles. Cette contractualisation a permis un engagement dans le dispositif en dehors duquel rien n'était possible. Nous n'avons pas occulté par ailleurs le « coût » du dispositif technique et symbolique comme la violence de l'intrusion d'un regard « dissymétrique », le questionnement et une certaine remise en cause de ses manières de faire. « On retiendra l'idée qu'il faut très précisément situer l'action pour développer l'activité. Car, en situant l'action, en l'arrêtant, on la rend disponible pour une autre action. À une condition : qu'elle soit disponible pour les sujets concernés. Disponible pour les observer afin qu'ils puissent en redisposer pour la re-disposer » (Clot 2005).

L'analyse du travail

Néanmoins, c'est cet ensemble qui nous a permis d'appréhender l'expérience professionnelle par l'activité, c'est-à-dire d'avoir une lecture de l'action professionnelle au travers du prisme de l'acteur concerné : ses motifs, ses raisons d'agir, la hiérarchie de ses choix, ses stratégies, sa lecture des situations (en termes de ressources/contraintes), son activité visée (à la différence de son activité réalisée, son activité empêchée, etc.).

La production scientifique issue de cette recherche-action, et reprenant les grandes catégories d'analyse, sera présentée dans une avant dernière phase aux professionnels et fera l'objet ensuite d'une publication de vulgarisation à destination des autres professeurs-documentalistes, mais aussi de tous les acteurs des établissements (enseignants, proviseurs, etc.). En effet, cette recherche-action doit déboucher sur l'élaboration d'outils permettant aux professeurs-documentalistes (principalement aux nouveaux) de s'intégrer plus facilement, et à leur vraie place, dans les lycées agricoles français.

Nous présentons ici une partie de cette analyse qui nous a amenée à nous interroger sur les savoirs mobilisés dans l'activité professionnelle pour mieux comprendre le métier et peut-être mieux le donner à voir. Les objectifs poursuivis dans cette partie de la recherche-action peuvent se décliner en trois points :

  1. 1. Comprendre le travail des professeurs-documentalistes entre tâches prescrites et activités réalisées. [End Page 197]

  2. 2. Repérer les savoirs mobilisés dans la pratique professionnelle via la focale des activités.

  3. 3. Appréhender le rapport aux savoirs des professionnels.

Le rapport aux savoirs dans le travail des professeurs-documentalistes

Activité s, tâches et savoirs

Nous avons choisi une entrée par les tâches et les activités menées quotidiennement par les professeurs-documentalistes pour tenter de comprendre les savoirs professionnels mobilisés et ceux qui sont en partie implicites.

Les codes utilisés pour référencer les extraits sont explicités dans le tableau 1.

Il s'agissait donc d'analyser le rapport entre les tâches, les activités, c'est-à-dire la manière d'habiter le métier et les savoirs en jeu. Dans les discours relevés sur les tâches et les activités des professeurs-documentalistes trois grandes catégories sont apparues : les postures et les valeurs pédagogiques (ce qui sous-tend l'activité), les stratégies (comment je mets en oeuvre), le rapport au métier (comment je l'évalue, comment je le juge).

Tableau 1. Présentation des huit professeurs-documentalistes participants et explicitation des codes utilisés
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Tableau 1.

Présentation des huit professeurs-documentalistes participants et explicitation des codes utilisés

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L'activité appréhendée au travers des postures et des valeurs

  • • Ainsi, l'activité est souvent décrite au travers des valeurs « là ce n'est pas du technique c'est du relationnel » (P7ACC), « inventaire : le boulot pas gratifiant » (P3ACC), « pour moi le travail de gestion c'est valorisant » (P2ACC), et des postures qu'elle engendre, « moi je ne suis pas la même en étant en cours et en étant au CDI . . . » (P2ACC), « donner une alchimie, une unité à l'ensemble » (P8ACC), « essayer d'avoir une cohérence » (P4ACS). Ce qui sous-tend ici l'activité est lié à une mobilisation subjective « on fait tous des choix » (P6ACC), à un engagement, « construire ensemble » (P5ACS). On est donc bien dans l'activité, dans la mise en oeuvre de la tâche en terme de comportement dans une situation « donc je me fais plaisir aussi sinon ça n'a aucun intérêt » (P2ACS).

L'activité appréhendée au travers des straté gies mises en œuvre

  • • L'activité est aussi décrite au travers des stratégies mises en oeuvre « C'est de l'accompagnement », « pour développer l'autonomie » (P1ACC), « on contrôle régulièrement » (P5ACC), « le fait de mettre les ouvrages derrière le bureau me servait de pallier de décompression » (P6ACC), « tu vas plus faire ce qui nécessite une compétence » (PACS), « je n'ai pas envie de mettre la main dans cet engrenage » (P8ACS), « je suis un peu dans la même stratégie » (P3ACC). Ces stratégies font partie de l'activité elle-même, elles représentent une dimension préréfléchie de l'action, « je n'ai pas de rapport à la répartition des tâches, je n'ai pas du tout de principes sauf que c'est moi qui fait les cours» (P6ACC), se rapprochant de la notion d'expérience, comme « j'essaie de m'impliquer pas mal sur les projets pédagogiques » (P2ACS), « on essaie le plus possible d'accrocher les élèves » (P7ACS), « là j'informe [. . .] j'ai pas peur de prendre des positions » (P8ACS), « j'essaie d'en faire un endroit attractif pour qu'ils viennent » (P7ACS).

L'activité appréhendée au travers de jugement sur le métier

  • • Les activités ne sont verbalisées qu'accompagnées d'un jugement de valeur sur le métier « un travail complètement déstructuré » (P2ACC), « débloquer les problèmes [. . .] on doit travailler à 150 % » (P7ACS), « ça représente peu d'intérêt intellectuel, mais pour le cdi c'est très important pour le fonctionnement, c'est incontournable (P5ACS), autant d'éléments décrits comme pour pondérer l'activité elle-même, [End Page 199] « j'aimerais avoir plus de temps pour l'animation » (P6ACS), c'est-à-dire que l'activité est décrite en terme de comportement pas toujours choisi, une manière peut-être de réintroduire la tâche, la prescription.

Autrement dit, ces verbalisations montrent que la tâche prescrite reste floue dans certains domaines, notamment ceux que nous avons pointés comme « cachés » à savoir l'accueil et le rangement. La tâche effective va donc se réaliser en mobilisant non pas des savoirs précis, mais des valeurs ou des stratégies individuelles qui demandent une mobilisation, une implication personnelle forte mais quelquefois déstructurée dans ce rapport au métier prescrit « multiple » et comportant des tâches cachées peu identifiables par rapport à des savoirs. « On est quand même très sollicités sur des projets et on a du mal à tout faire [. . .] l'élève devrait être prioritaire mais faut pas se voiler la face non plus, on n'a pas le temps de tout faire » (P2ACC). Effectivement, la difficulté de l'articulation savoirs action se manifeste par une mise en discours superficielle concernant la qualification des savoirs dans l'activité. Les postures et valeurs pédagogiques, la mobilisation subjective, l'engagement se traduisant par des comportements et des stratégies identitaires qui montrent un rapport au métier où la dimension préréfléchie de l'action laisse la place à une pondération de l'activité basée sur l'expérience, sur la prescription engendrant une « norme pédagogique » c'est-à-dire des manières de faire, d'être ou de penser socialement définies et sanctionnées.

Savoirs et travail

Dans les discours apparaissent des notions que l'on peut qualifier de structurantes par rapport à un savoir implicite et qui sont rattachées aux activités. C'est d'abord autour du classement lié à l'activité « rangement » que sont cités des savoirs liés à :

  • • L'organisation des connaissances, par exemple au travers des termes relevés : cote, adresse sur les rayons, classement, classification. Leur qualification s'exprime ainsi : « les classements sont des savoirs que l'on acquiert en formation [. . .] la signalétique tu l'apprends en formation » (P7ACS), « connaitre l'organisation du fonds [. . .] c'est intéressant de connaitre le pourquoi du comment des classifications, les différents types de classification, ce sont des choses que l'on peut apprendre sur le tas mais il me semble qu'on n'a pas le même regard si on a des bases théoriques dessus [. . .] la mise en place d'un système de classement çà correspond à des objectifs, c'est raisonné, c'est réfléchi » (P6ACS). [End Page 200]

  • • La diffusion de l'information est également évoquée « pour moi, il y a différents moyens d'accès à l'information et la base en est un, le bulletin bibliographique, le furetage, les présentoirs, toutes les voies parallèles » (P6ACC), « avec le rangement tu donnes l'opportunité aux élèves de voir l'information qui est là [. . .] il y a déjà un procédé plus intellectualisé [. . .] ranger c'est remettre de l'information dans un flux actif, dynamique, une dynamique de circulation d'information » (P6ACS).

Qualification des savoirs

  • • « Les savoirs sous-jacents aux activités d'accueil et de rangement, ce sont des notions de bibliothéconomie, il faut maitriser çà, c'est tout de ce qui est bulletinage, catalogage, classement [. . .] logiciels documentaires, méthodologie de recherche, capacité de traitement de l'information, connaissance de la chaine documentaire de l'évaluation du besoin jusqu'à la mise en rayon » (P5ACS) est très hétérogène. La perception par les professionnels des savoirs en jeu semble se différencier par le critère de son apprentissage : soit c'est un savoir théorique repéré par un critère « d'acquis en formation », soit c'est un savoir pratique car appris grâce à l'expérience professionnelle. « Il y a des savoirs théoriques pour tout ce qui concerne les plans de classement après c'est vrai qu'il y a des choses qui s'affinent en fonction de la pratique, du lieu, de l'établissement [. . .] on va adapter l'outil de classement au public et au lieu. Donc il y a des savoirs théoriques et puis après des applications locales je dirais » (P6ACS).

Rattachement de ces savoirs à une discipline : l'information-documentation

  • • « La discipline est en train de se construire, nos savoirs ne sont pas complètement posés » semble encore timide, et demande une justification auprès des autres acteurs « il faut montrer qu'il y a des savoirs, du contenu, qu'on est une discipline » (P5ACS), voire même de s'en convaincre entre professionnels puisque « les sciences de l'information ne sont pas encore un contenu disciplinaire, mais un contenu qui est plus lié à des techniques qu'à une science » (P6ACS).

L'analyse du travail du professeur-documentaliste montre une construction de savoirs de métier singulier. Elle privilégie l'intelligence pratique nécessaire à l'action, même si la perception du besoin de savoir savant [End Page 201] comme préalable à la pratique existe quoique difficilement cerné pour le professionnel. Le primat concernant les savoirs est accordé à l'acquisition de méthodes et de savoirs-être, « petit à petit ils apprivoisent l'espace, l'outil CDI, l'objet livre ou l'objet périodique » (P6ACC), ou encore « essayer de leur donner des clés visuelles qui fassent que même si on comprend pas le mode de classement [. . .] on arrive à percevoir des thèmes par endroits [. . .] la classification, on n'a pas été très loin avec eux, ils ont repéré de façon très globale » (P4ACS), même si l'on peut considérer que les méthodes sont caractéristiques du savoir scientifique mettant en oeuvre une notion de causalité et de conséquence, on ne peut que noter un certain amalgame dans la mobilisation des savoirs « ce sur quoi on achoppe souvent dans la recherche documentaire, c'est la lecture parce que finalement les outils ils arrivent à les maitriser et la grosse difficulté c'est finalement quand on a le document, on ne sait pas le lire [. . .] il faut déjà se réconcilier avec la lecture, mais là c'est un travail qui ne concerne pas que les documentalistes » (P6ACC).

Cet amalgame ressort dans le repérage des activités professionnelles et dans le rattachement des gestes courants à des savoirs élémentaires, puisque ce sont plutôt les postures et les valeurs pédagogiques qui sont mises en avant ainsi que les stratégies. Enfin, c'est le rapport au métier qui est évoqué par les acteurs eux-mêmes dans l'analyse de leur activité de gestion de l'information. « L'ambigüité quant à l'existence de savoirs pertinents soutenant la pratique observée vient de là. Tout savoir est, pour l'acteur, d'abord savoir en acte. Tout savoir est pratique sociale » (Chevallard 1985).

Quelle mobilisation des savoirs dans le travail ?

Ces constats se retrouvent aussi dans la définition des savoirs enseignés. Les discours sur les « savoirs » à enseigner se repèrent surtout autour, d'une part, de l'information « former à l'information, qu'elle soit scientifique, historique ou autre, en leur donnant un outil qui marche » (P6ACS) et d'autre part, de la fiabilité et validité des sources, de la validité de l'information et enfin de la classification. « Apprendre aux élèves à aller vers une source qui est fiable », « démarche d'appropriation de l'information, de vérification, une démarche intellectuelle qui est formatrice », « les systèmes de classification et les systèmes de codification çà nécessite quand même un apprentissage, il y a toujours besoin d'explications » (P3CE). [End Page 202]

Les professionnels semblent raisonner en terme de savoir-faire à transmettre ou même en terme de capacités professionnelles à produire, cependant ils ont conscience de la nécessité de « contenus » à transmettre et du rattachement de ces contenus à une discipline tout en soulignant l'inachèvement de cette référentialité. « Le professeur-documentaliste se réfère à des savoirs difficilement identifiables, ces derniers correspondent davantage à des savoir-faire qu'à des notions d'information documentation. Cela est principalement lié au fait que la discipline sur laquelle il s'appuie n'est pas encore très stable et reconnue » (P4CE).

On peut se demander si dans le cas des professeurs-documentalistes, il existe une « noosphère » au sens de Chevallard transposant les savoirs de référence ? Cette notion de « cité savante » qui veille à la transposition didactique, par exemple via les manuels scolaires qui objectivent et standardisent, via la présence d'associations pédagogiques qui diffusent des interprétations des contenus à enseigner semble absente du quotidien des professeurs- documentalistes et le tâtonnement exprimé dans la définition à la fois des savoirs enseignés et des situations d'apprentissage témoignent de cette difficulté. « Ces nouveaux savoirs disciplinaires ne sont pas encore suffisamment précis et inscrits dans la formation des professeurs-documentalistes qui doivent se les approprier. Ils peuvent du coup déstabiliser les pratiques d'enseignement » (P4CE). Or, pour définir le savoir, « notion cardinale de toute didactique qui en organise l'interrogation et en polarise le champ » (Arsac, Gréa, Grenier et Tiberghien 1995), les auteurs de manuels, de programmes, cherchent à décomposer en éléments simples le savoir pour en permettre la lisibilité. Cela opère du côté de ce que le savoir donne à voir avec une inscription du côté de l'action et du côté du discours qui influe sur l'identité des enseignants, « en France, dans le second degré la référence à une discipline est traditionnellement constitutive de l'identité professionnelle » (Beillerot, Blanchard-Laville et Mosconi 1996). Les professionnels participent eux-mêmes à l'élaboration des savoirs en partie à partir de l'expérience, mais soulignent la difficulté à penser leur transposition didactique de par la confusion avec les savoirs mobilisés dans l'action professionnelle hors de l'enseignement. « N'avons-nous pas tendance à confondre les outils professionnels, les savoirs professionnels et ceux destinés aux élèves ? » (P6CE). Effectivement, les exigences du savoir sont de l'ordre de l'immatériel, de la mise en discours, qui demande un autre rapport au savoir, car il s'agit d'un « rapport à un monde mis à distance, mis en mots » (Charlot 1997). [End Page 203]

Les commentaires sur les situations d'apprentissage permettent aussi de confronter savoirs enseignés et situations pédagogiques, en comparant par exemple une situation de cours et une situation d'exposition pédagogique, « via l'exposition, on a travaillé sur les unes ; les caractéristiques de la presse sur Internet ; là moi je savais ce que je faisais, j'ai intégré des concepts d'infodoc forts, très forts » (P6ACC). Cependant, ce vécu n'est pas partagé par tous, car la notion de construction de savoirs par l'élève lui-même est une préoccupation forte « oui mais ils ne les auront pas construits » (P4CE), et renvoie à la posture pédagogique d'enseignant ainsi qu'à la définition de contenus à enseigner « mais ils construisent bien des savoirs en lisant un article », « il fallait qu'ils répondent à des questions, c'était préparé [. . .] pour moi c'est çà être prof. Je sais quels sont mes objectifs, je sais quels concepts il y a derrière et çà ne passe pas par moi en face d'une classe » (P6ACC).

Les professeurs-documentalistes sont confrontés à des tâches prescrites multiples souvent peu explicites dans la mobilisation nécessaire des savoirs. L'activité réalisée fait alors appel principalement à des savoirs professionnels (gestes de métier) pourtant « à toute technique est associée une science, fondatrice sur le plan théorique et conceptuel, de cette technique » (Fondin 2002). Quant aux tâches d'enseignement prescrites, elles se heurtent à une référentialité floue voire à un problème de légitimité du savoir de référence. Or il y a une double valence du savoir, celle de la légitimité et celle de la pertinence. Dans un système didactique, la légitimité est assurée par l'institution, la construction de la pertinence est à la charge du système. Si l'institution (ici l'enseignement agricole en France) donne une certaine légitimité aux savoirs à enseigner en information-documentation, notamment dans le cadre de la rénovation des programmes en cours actuellement, il reste que le curriculum de référence reste peu pertinent au niveau conceptuel dans la définition des savoirs à enseigner (Couzinet et Gardiès 2009). La pertinence fonde une légitimité pratique, mais la légitimité est de l'ordre de l'institution, établie à la suite d'un jugement entre pairs, elle contient un soubassement épistémologique. La pertinence est du côté de l'action et de l'adéquation épistémologique. Pour autant, « un savoir ne reste valide que tant que la communauté scientifique le reconnait comme tel, qu'une société continue à considérer qu'il s'agit là d'un savoir ayant de la valeur et méritant d'être transmis » (Charlot 1997). Il s'agit donc de penser les liens travail-savoirs en posant les concepts sous-jacents, au sens d'une approche théorique, conceptuelle qui va vers une opérationnalité de recherche pour décrire, comparer, observer. Chaque concept mobilisé prend son sens dans un [End Page 204] rapport aux autres concepts auxquels on le relie, c'est une sorte de réseau sémantique, rendu opératoire, c'est-à-dire apte à produire des connaissances, à « servir ». Le concept sert à penser, à interpréter à donner du sens et à produire du savoir (découverte de sens et explication de phénomènes). Le concept permet ainsi de différencier le rapport au savoir que l'on produit, car « les concepts ne sont pas des représentations vraies ou fausses de la réalité, mais plutôt des constructions faites pour accomplir un travail le mieux possible. Cela signifie que le travail conceptuel doit trouver un débouché non seulement théorique, mais aussi méthodologique, c'est-à-dire donnant une direction claire au « travail à faire » (Leleu-Merviel et Useille 2008).

Si nous tentons de synthétiser les résultats au regard des objectifs de cette recherche, nous avons pu relever qu'il existait une partie des activités réalisées dans le travail des professeurs-documentalistes qui sont des activités « cachées », au sens de peu visible et qui renvoient à des tâches prescrites floues. Ces activités sont plutôt vécues et verbalisées par les acteurs au travers de postures (manière d'être), de valeurs (engagement subjectif) et de stratégies identitaires. Nous avons noté une difficile qualification des savoirs mobilisés dans la mise en oeuvre de ces activités voire à un amalgame entre les différents types de savoirs qui se retrouvent exacerbées dans la définition des savoirs à enseigner. Enfin, la question centrale de la référentialité, de la légitimité et de la pertinence des savoirs à enseigner est mise au jour dans cette analyse et demandera des approfondissements en mobilisant d'autres cadres théoriques comme ceux de la didactique disciplinaire pour mieux cerner le rapport aux savoirs, celui des professionnels, mais aussi en retour celui des élèves.

Conclusion

Si « toute présomption de savoir exprime la conjecture d'un besoin, et d'un manque : celui d'une chose absente, le « savoir », qui viendrait, par définition si l'on peut dire, combler ce besoin, tout savoir est ainsi un « supposé savoir ». La problématique des savoirs est le fruit d'une extériorité par rapport aux pratiques » (Chevallard 1985), alors la recherche-action présentée ici peut participer de cette extériorité pour mieux cerner le savoir en jeu dans les pratiques professionnelles de professeurs-documentalistes.

La difficile qualification — mise en mots — des savoirs mobilisés dans l'activité des professeurs-documentalistes renvoie à la difficulté de la prescription peu ancrée sur des savoirs de référence pertinents et légitimes, ce qui [End Page 205] entraine des amalgames entre savoirs professionnels, savoirs savants et savoirs à enseigner. Le rattachement des savoirs à une discipline (les sciences de l'information et de la communication) inscrits à la fois dans les tâches et les activités concourrait à clarifier le rapport aux savoirs dans l'exercice d'un métier à plusieurs facettes. En effet, « au plan institutionnel, les professeurs-documentalistes entrent dans le dénombrement des enseignants relevant de la discipline sciences de l'information et de la communication [. . .], ce sont les sciences de l'information et de la communication qui élaborent les savoirs théoriques de référence nécessaires aux professeurs-documentalistes pour accomplir toutes leurs missions auprès des élèves et pour affirmer leur identité d'enseignant au sein de la communauté scolaire » (Couzinet 2008).

Tableau 2. Synthèse des principaux axes de discours sur l'activité et les savoirs
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Tableau 2.

Synthèse des principaux axes de discours sur l'activité et les savoirs

L'objectif de l'analyse du travail des professeurs-documentalistes menée et relatée ici est de permettre une articulation des savoirs pratiques et théoriques en les mobilisant dans des schèmes d'action. Il s'agit d'une analyse compréhensive qui, comme le souligne Barbier, permet une formalisation des savoirs pratiques et une amélioration, puis une production des savoirs sur la pratique par une recherche sur les processus et leur fonctionnement avec une mise en évidence de variables et de leur articulation (Barbier 1996).

La méthode utilisée pour appréhender travail et savoirs nous a permis, au travers des discours des professeurs-documentalistes basés sur l'analyse des films de certaines activités professionnelles, de mieux comprendre la [End Page 206] mobilisation des savoirs et la difficulté actuelle pour référencer ce travail aux savoirs disciplinaires des sciences de l'information et de la communication. En effet, la richesse des éléments significatifs des discours autorise une analyse en capacité de répondre aux objectifs initiaux de cette recherche. Cependant, des pistes d'approfondissement ont été mises au jour ; comme exemple, il parait important de mener un travail d'une part de qualification et de définition des savoirs savants mobilisables dans la pratique professionnelle, et ce, en rapport avec la bivalence du métier, et d'autre part d'étudier la question de la didactique de l'information documentation notamment par le prisme du rapport aux savoirs. En effet, on peut dire que le rapport au savoir dans le travail de professeur-documentaliste entraine « un certain type de rapport au monde qui implique toujours du renoncement provisoire ou profond, à d'autres formes du rapport au monde, à soi et aux autres, en ce sens la question du savoir est toujours aussi une question identitaire » (Charlot 1997).

Cécile Gardiès
Maître de conférences en sciences de l'information et de la communication
Université Toulouse, Unité mixte de recherche EFTS
cecile.gardies@educagri.fr

Note

1. Rubrique « Professeur documentaliste et TEPETA documentation », http://www.chlorofil.fr/metiers-recrutements/textes-officiels/metiers.html (consulté le 22 février 2011).

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