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  • Considérations sur Salammbô
  • Joachim Küpper (bio)

I.

Bloc erratique1 dans l'œuvre de Flaubert, Salammbô ne se laisse pas non plus intégrer dans le contexte des autres œuvres écrites à la même époque : ce roman semble décidément échapper à toute tentative de catégorisation2. Ce qui a été le cas à sa parution n'a guère changé aujourd'hui. Certes, dans ce texte Flaubert rejette le modèle du roman historique et, partant, la philosophie de l'histoire et l'idée de progrès3 que ce genre présuppose ; certes, le texte anticipe à bien des égards l'esthéticisme dont J.-K. Huysmans se fera plus tard le héraut4 ; il s'inspire tout aussi indéniablement de la mode orientaliste et témoigne de l'aversion nourrie par Flaubert à l'égard de la bienséance bourgeoise (« épater le bourgeois5 »). Mais il n'en est pas moins évident que ces interprétations — pour sérieuses qu'elles soient — ne parviennent pas à rendre entièrement compte du texte6. Les messages plus ou moins dissimulés que l'on s'évertue à lui attribuer, se laissent dégager bien plus aisément d'autres textes de Flaubert, et la part du roman dont ces différentes thèses ne parviennent pas à rendre compte dépasse à chaque fois celle qu'elles parviennent à couvrir7.

Ma démarche se caractérise par une double perspective, très élémentaire d'un point de vue méthodologique. Dans un premier temps je tenterai de décrire les structures fondamentales du texte, en m'inscrivant dans une certaine tradition de la critique8 — sans pour autant négliger un réexamen critique des principales tendances de la recherche flaubertienne. Je m'intéresserai ensuite aux significations que l'on pourrait attribuer à ces structures lorsqu'elles sont mises en rapport avec les textes que le nom de Flaubert évoque au premier chef : Madame Bovary et, plus encore, L'Éducation sentimentale9. La place tout à fait singulière que l'on a coutume d'attribuer à Salammbô au sein de l'œuvre de Flaubert10 — fût-ce en affirmant ouvertement cette [End Page 731] singularité ou en la dissimulant derrière la subsomption du reste de l'œuvre sous des catégories dont on voit mal comment le caractère général (« modernité ») pourrait rendre compte de la spécificité de ces textes -, ce réflexe-là est en effet en contradiction avec une singularité de fait qui est propre à la totalité de l'œuvre flaubertienne et en cela la distingue du reste de la littérature narrative du XIXe siècle11 : fruit d'un effort intellectuel et esthétique sans pareil, cette œuvre est en même temps d'une unité tout à fait singulière. On n'est donc pas obligé de recourir aux instruments herméneutiques habituels, qui établissent une distinction entre message explicite et message voilé, conforme aux « véritables » intentions de l'auteur, pour postuler l'unité du corpus12. Chez Flaubert, cette unité est donnée, cela ne fait aucun doute. Ses œuvres — et on aurait tort de limiter ce constat aux deux versions de L'Éducation sentimentale — se donnent à lire comme autant de tentatives de couler un seul et unique concept dans une forme qui lui soit adéquate13. Raison de plus, donc, pour ne pas céder à la facilité, qui aimerait voir dans Salammbô la manifestation de ce que le texte critique déjà lui-même, sans faire pour autant de cette critique son principal centre d'intérêt : je parle évidemment des désirs et des illusions d'évasion sur lesquels se fonde le phénomène de l'exotisme14.

II.

II.1. Mythe

1.

Flaubert modélise les événements militaires, qui fournissent la trame historique du roman, en suivant l'interprétation déjà avancée par les historiens de l'Antiquité ; celle-ci coïncide à son tour avec une conception de l'histoire que Flaubert a lui-même défendue dans d'autres textes et qui, de manière générale, gagne en virulence à cette époque15: le...

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