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  • Écouter-voir (ou l'autre vie).Autour de La Nouba d'Assia Djebar
  • André Benhaïm

Pour lire Assia Djebar, il faut être prêt à lui emboîter le pas. À bien des égards, toute son œuvre opère sur le mode du passage, de la déambulation, du détour, de l'aller-retour où le retour est un éphémère pis-aller et n'emprunte jamais le même chemin qu'à l'origine. Autant de variations sur le thème de la démarche. Où démarche est à entendre dans son sens plus que primitif, défait, de -marche1. Suivre Assia Djebar, c'est d'abord réapprendre à marcher. C'est accepter de recommencer. C'est suivre une pionnière qui n'est jamais première une seule fois. Ainsi, quand elle est élue à l'Académie française en 2005, elle est la première ressortissante du Maghreb et la première femme d'Algérie à devenir Immortelle. Et cette intronisation suit, cinquante ans plus tard presque jour pour jour, son entrée à l'École Normale Supérieure où elle avait déjà été la première femme du Maghreb à y étudier l'histoire. Mais l'aspect inouï de l'itinéraire d'Assia Djebar ne s'en tient pas là. Quand elle entre à l'Académie, elle est l'auteur d'une œuvre dont le caractère unique tient autant à la cohérence de son message (qui ne se réduit pas à l'"anti-" ou au "post-" colonialisme, ni au féminisme) qu'à l'hétérogénéité de son médium, parcourant les genres esthétiques entre écriture, théâtre, musique et cinéma. Et dans la mouvance de l'œuvre, c'est peut-être ce dernier genre qui joue le rôle le plus significatif.

Comme on l'a souvent dit, les deux films de Djebar, La Nouba des femmes du Mont-Chenoua (1978, 115 min.) et La Zerda, ou les chants de l'oubli (1982, 60 min.), voient en effet le jour lors d'un long silence éditorial. L'écrivain, après avoir publié ses quatre premiers romans entre 1957 et 1967, cesse de faire paraître. La traversée du désert semble s'achever par celle de la Méditerranée quand Djebar [End Page 1] revient en Algérie en 1974. Elle croit alors pouvoir écrire en arabe. Mais à la langue devenue dominante, idéologique (langue du discours politique), masculine, l'écrivain se sent étrangère.2 Le cinéma, ou plutôt "l'image-son," comme elle aime depuis toujours à nuancer, sera donc pour elle la voie du retour aux origines—origines de la voix des femmes et de la langue maternelle.

Mais ce retour ne se fait pas dans la nostalgie. C'est un retour dynamique et procréateur. Car dans le sillage de ces films, Djebar reprend le fil de la plume et se remet à publier (simultanément, même, avec le second film) en 1980 avec Femmes d'Alger dans leur appartement, et surtout L'Amour, la Fantasia qui, en 1985, marque le départ du second mouvement de son œuvre, résolument plus autobiographique et polyphonique. Au sein de l'œuvre de Djebar, le cinéma redéfinit autant qu'il régénère l'écriture. Quant au public, à celui qui se tient face à l'écran, son expérience répond à celle du lecteur devant la page de Djebar. Son œil étonné parcourt les zones d'ombre qu'il n'avait pas encore vues. Ce qu'il croyait savoir ne lui apparaît plus maintenant aussi familier. Il réapprend à voir, comme de nouveau au premier jour.

À l'instar de toute son œuvre, les films d'Assia Djebar sont d'une facture (plus que d'une "nature") hybride. Autant (sinon plus) portés par le son que par l'image, c'est par la musique et la voix qu'ils offrent au public, spectateur à l'œil "désassourdi," auditeur à l'oreille décillée, la chance de faire face à une vérité jusque-là inconcevable (inaudible, invisible). Entrelaçant la réalité documentaire (de l'entretien ou de l'archive) et...

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