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  • De la démocratie en américain : conditions et conflits chez Tocqueville*
  • Arthur Goldhammer (bio)

Je commence par deux locutions tocquevilliennes qui ne sont que trop faciles à traduire mais qui se heurtent à des obstacles culturels de compréhension. La première d’entre elles est « l’égalité des conditions », et la seconde est « le plus grand nombre », qui pour Tocqueville signifie parfois « la majorité », mais parfois aussi « le peuple » en opposition au plus petit nombre de l’élite. Ici, on le voit, on prend Tocqueville en flagrant délit : il se sert librement – je le cite -- de « ces mots abstraits qui remplissent les langues démocratiques, et dont on fait usage à tout propos sans les rattacher à aucun fait particulier. […] Ils agrandissent et voilent la pensée ; ils rendent l’expression plus rapide et l’idée moins nette1 ».

Le traducteur n’est que trop conscient que la simplicité apparente de ces expressions peut en effet « voiler la pensée ». En fait, elles sont à l’origine de ce que je prends pour un point aveugle de la pensée de Tocqueville. L’exposition de mes réflexions sur ce point sera un peu complexe ; je vous en livrerai donc les grandes lignes tout de suite. Le problème, c’est qu’en réalité les expressions que je viens d’évoquer sont moins abstraites qu’elles ne paraissent. [End Page 197]

Loin d’éviter les faits particuliers, elles s’y rattachent, mais subrepticement pour ainsi dire, et à l’insu de Tocqueville lui-même ; il s’agit en plus de faits particuliers qui relèvent de sociétés nondémocratiques. Cette confusion dans l’esprit de Tocqueville l’a empêché de voir dans la société démocratique ce qu’il a su parfaitement discerner dans la société d’ordres qui la précédait : à savoir, les racines de la discorde sociale et l’utilisation qu’en faisait le pouvoir.

En effet, les corps et les ordres de l’Ancien Régime servaient de base à tout un édifice d’ambitions, de désirs et de rivalités, d’où émergeaient un certain nombre de discordes caractéristiques. Tocqueville s’est attaché à décortiquer les mécanismes de ces discordes et à expliquer comment le pouvoir royal s’en servait. Mais vingt ans plus tôt, lorsqu’il s’était penché sur la société démocratique, il n’avait vu devant lui qu’une masse indifférenciée : « le plus grand nombre » n’étaient que de la « poussière », selon sa propre métaphore – des atomes égaux dans leur impuissance. Il lui était par conséquent difficile de penser le conflit politique réel ou même de faire une place convenable aux partis qui étaient en train d’en devenir à la fois les symboles et les agents.

Cette faiblesse de sa sociologie de la démocratie n’appartient pas d’ailleurs à lui seul. Il la partage, on le verra, avec d’autres penseurs du courant « égalitaire libéral »2, et notamment avec le philosophe américain John Rawls. Il apparaîtra alors que le double impensé de la philosophie politique libérale est l’origine aussi bien de la discorde sociale que du pouvoir qui en tire parti. Je montrerai enfin, à travers un cas concret tiré de l’histoire américaine, que la véritable racine de la discorde sociale en démocratie n’est pas la contradiction entre l’égalité de principe et l’inégalité réelle, qui est inexpugnable, mais plutôt l’irruption de ce que j’appelle le sentiment d’inéquité3 au sein d’un équilibre qu’on a pu croire provisoirement équitable. Or, ce sentiment n’est ni stable ni objectif. Il relève de normes qui évoluent dans le temps, et on verra enfin comment l’introduction à un moment donné de nouvelles normes d’équité devient le principal ressort de la vie politique démocratique.

L’égalité des conditions

Je commence par la toute première phrase de la Démocratie en Amérique : « Parmi les objets nouveaux qui, pendant mon séjour aux [End Page 198] États-Unis, ont attiré mon attention, aucun n’a plus vivement...

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