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  • Loyauté et double loyauté : L’exemple des Juifs américains
  • Pierre Birnbaum (bio)

Les Juifs ont trouvé un « home » au sein de la société américaine, à vrai dire, à leurs yeux, davantage qu’un « home » parmi d’autres, le lieu par excellence de leur libération, de leur épanouissement, la négation même de l’idée de galut, d’exil. Dès l’origine, l’Amérique personnifie d’ailleurs, aux yeux des Pilgrim Fathers, la Sion devenue réalité, l’émergence de la liberté, la fin de l’oppression, la défaite du Pharaon anglais, des machinations d’Haman, la victoire de David, la réalisation d’une nouvelle confédération des tribus fidèles à la loi de Moïse. A tel point que Benjamin Franklin souhaitait que l’image de Moïse séparant les eaux de la Mer Rouge soit gravée sur le sceau national tandis que Washington ou encore Jefferson se réclament eux aussi des Israélites ayant échappé à leurs persécuteurs. L’Ancien Testament façonne le discours religieux des immigrants protestants et, aux yeux des puritains, en quittant « Babylone » pour Jérusalem, « on peut voir Israël en l’Amérique », tout comme « Jérusalem est la Nouvelle Angleterre ». Dans ce sens, en devenant à leur tour Américains, les Juifs qui se dirigent vers les Etats-Unis au milieu du XIXe siècle, peuvent légitimement se croire à leur tour libérés de l’oppression, définitivement régénérés : à leurs yeux, d’êtres euxmêmes Juifs leur permet de se sentir pleinement Américains, la Constitution incarnant la logique de la Torah. [End Page 117]

Ayant privilégié une stratégie de « sortie », d’exil, au lieu de tenter de protester, de « prendre la parole », ces Juifs, fréquemment issus, à cette époque, de l’émigration allemande, mettent douloureusement un terme à leur entière « loyauté » au Reich, ils renoncent à leur projet d’émancipation véritable qui tarde tant, face à un antisémitisme virulent qui persiste à les exclure d’une société qui ne se conçoit que comme chrétienne et ne tolère toujours pas qu’ils entrent pleinement au sein de l’espace public. Ils ont pourtant participé aux mouvements contestataires de 1848, combattu glorieusement pour le Reich en 1870, accédé parfois au rang de Juifs de Cour proches de Bismarck, célébré à leur tour le culte du sport ou des duels, animé un peu plus tard certains salons et même participé modestement à la vie politique sans obtenir pour autant une entière et légitime citoyenneté se traduisant, entre autres, par un égal accès aux fonctions publiques. Dès lors, le départ vers les Etats-Unis constitue une rupture violente envers la loyauté profonde qui les lie au rêve allemand. La conceptualisation d’Albert Hirschman nous aide à mettre en scène les choix cornéliens auxquels ces acteurs se trouvent ainsi confrontés, même si ce dernier applique surtout cette conceptualisation à des biens économiques qui ne suscitent pas autant que la nation de profonds sentiments d’allégeance1. Chaque société, en fonction même de son type d’Etat, offre, de plus, un cadre différent à l’application du modèle proposé par A. Hirschman2 : ainsi, en France, les Juifs demeurent longtemps, envers et contre tout, loyaux à l’égard de l’Etat-nation universaliste et en voie de sécularisation, ils dédaignent donc aussi bien la prise de parole que la sortie. Au contraire, en Allemagne, dans cette société dont Hirschman sera plus tard à son tour originaire, la prise de parole étant quasi illégitime et comme vouée à l’échec en dépit de l’organisation de structures communautaires, seule demeure, en ce milieu du XIXe siècle, le choix entre une loyauté non payée de retour et une sortie dramatique vers les Etats-Unis, un exil comme forme radicale de sortie qui offre néanmoins la possibilité d’envisager d’autres futurs au sein de cette société américaine ouverte aux Juifs, qui partage même certaines de leurs références théologiques. Bien...

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