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  • Penser les intermédiaires coloniaux:Note sur les dossiers de carrière de la police du Togo
  • Joël Glasman

I

Les employés africains de l'Etat colonial font aujourd'hui l'objet d'un important renouveau historiographique.1 Des travaux récents sur les enseignants, les sages-femmes, les tirailleurs, ou encore les interprètes ont considérablement renouvelé l'histoire africaine.2 [End Page 51] Dans le même temps, les termes désignant les groupes sociaux situés dans l'entre-deux de la société coloniale se multiplient: Intermédiaires culturels, intermédiaires coloniaux, middle figures, middle men, médiateurs, courtiers/brokers, etc.3 La question se pose dès lors des sources et méthodes pertinentes pour étudier ces catégories sociales. La présente contribution propose de s'intéresser à un type de source encore sous-utilisé par les historiens de l'Afrique: les dossiers de carrière. Elle défend l'idée que ces sources peuvent enrichir considérablement notre compréhension des carrières africaines au sein de l'Etat colonial et, partant, l'histoire des rapports entre Etat et sociétés en Afrique.

L'étude de cas concerne l'histoire de la police civile au Togo. L'enquête porte sur un corpus de 114 dossiers individuels de policiers ayant servi entre les années 1940 et le début des années 1960, dossiers actuellement conservés au Ministère de la Fonction Publique et de la Réforme Administrative à Lomé.4 Le recours à ce [End Page 52] type de source n'est pas le résultat d'un parti pris, mais le constat, au terme d'une enquête historiographique et de terrain, de leur utilité pour l'histoire des corps professionnels d'Etat. Aujourd'hui bien connus des historiens et anthropologues européanistes, les dossiers de carrière—et, plus généralement, les dossiers personnels—restent pourtant peu utilisés par les historiens de l'Afrique.5

Plusieurs raisons peuvent expliquer les réticences des spécialistes de l'histoire Africaine à utiliser ces sources. Une raison épistémologique d'abord: la crainte d'être enfermé dans les catégories coloniales. La critique postcoloniale a utilement mis en garde les historiens contre le biais de l'encodage colonial, mais elle a trop vite conduit à jeter le bébé avec l'eau du bain, en refusant non seulement des catégories coloniales, mais aussi l'utilisation des outils classiques des sciences sociales.6 Une raison pragmatique, ensuite: l'accès difficile aux fonds d'archive des dossiers de carrière en Afrique. L'archiviste et historien Saliou Mbaye rappelle ainsi que les dossiers du personnel sont en principe légalement inaccessibles pour le siècle suivant l'année [End Page 53] de naissance de la personne considérée et que, si des dérogations peuvent être demandées, elles ne sont que très rarement accordées.7

Pourtant, l'expérience montre que l'accès à ces sources dépend en pratique plus souvent de la volonté de "gate keepers" locaux que des règles administratives et juridiques en vigueur; ce qui permet l'accès à des sources en principe non consultables, à condition de s'armer de patience.8 Or, les chercheurs ayant travaillé avec des sources semblables ont montré la richesse des informations que l'on pouvait en tirer pour l'histoire de l'Afrique, et en particulier pour l'histoire coloniale.9

Durant ces dix dernières années, l'intérêt de la recherche pour les catégories d'employés africains au service de l'Etat colonial s'est rapidement accru. Mais tandis que les enseignants ou les tirailleurs par exemple ont fait l'objet d'études approfondies, l'histoire sociale des policiers coloniaux n'a en revanche pas connue de renouvellement majeur. Les études disponibles sont essentiellement macro-historiques, qu'elles aient été écrites dans une perspective marxiste, au sein des théories de la modernisation ou de la dépendance.10 En retrait par rapport à la finesse des analyse portant sur d'autres corps professionnels, les études sur la police véhiculent souvent des interprétations...

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