In lieu of an abstract, here is a brief excerpt of the content:

  • Exil, doute, écriture : actualité du malaise cioranien
  • Sara Danièle Bélanger-Michaud

Ceux que Nancy Huston appelle les « auteurs négativistes » dans son essai Professeurs de désespoir1 constituent de nos jours, un peu partout en Occident, une certaine norme littéraire. Le paysage littéraire français ne fait pas exception ; qu’on pense à l’auteur « pessimiste » peut-être le plus connu : Houellebecq. Ce vent lourd, oppressant, qu’on ressentait déjà au XIXe siècle, nous venant de Schopenhauer principalement, souffle d’une façon plutôt continue depuis lors. Mais cet héritage schopenhauerien ne surgit pas, lui non plus, des réflexions isolées d’un seul esprit sombre. Cette orientation de la pensée émerge d’une lente transformation dans l’économie du savoir et du pouvoir. Le bouleversement des structures politiques et religieuses, amorcé dès l’époque des Lumières, conduit peu à peu à un certain effritement des vecteurs traditionnels de sens à partir desquels il était naguère possible de se situer, d’occuper une place précise dans le monde et les institutions qui l’organisent. Entre autres, la liquidation progressive de la dimension du sacré et le malaise existentiel qui en émane imposent de reformuler, d’un point de vue laïc, les contenus et les rôles des structures signifiantes traditionnelles. La littérature qu’on dira pessimiste—et que certains vont jusqu’à qualifier de nihiliste—se révèle un des symptômes de ces transformations. Elle impose une mise en évidence des effets relatifs à la perte des contenus métaphysiques associés à une vision du monde régie par la transcendance ; elle met l’accent sur le vide, spirituel, existentiel, qui nous affecte, autant à l’échelle du particulier que de l’universel.

Comme on l’a mentionné, Houellebecq fait partie de ce groupe d’écrivains qui représentent le malaise propre au Zeitgeist de la « postmodernité ». Olivier Bardolle souligne à ce sujet dans La Littérature à vif : « Il annonce la couleur, qui sera assurément pâle et blême, comme l’époque […] comme cette lueur projetée sur des centaines de milliers de visages rivés à leur ordinateur. Pâle et blême comme le sont ces multitudes de dépressifs en manque d’amour, d’anxieux en quête de sens, d’exaspérés de tous poils qui hantent les cabinets de psychothérapeutes »2. Et de fait, il y a bel et bien chez Houellebecq une velléité ou une prétention à témoigner de l’esprit d’une époque, à représenter un passage historique, voire à retracer les « mutations métaphysiques »3 qui l’affectent. C’est dans cet esprit qu’on peut penser que [End Page 116] son impulsion à documenter en quelque sorte « l’esprit du temps »—même s’il le fait dans la fiction—se rapproche de celle d’une série d’auteurs jouant un peu le rôle de chroniqueurs de leur propre époque. Qu’on pense à Montaigne, à Voltaire, à Rousseau, à Balzac, à Flaubert, et plus près de nous à Cioran, cet expatrié roumain—qu’on qualifiera plus justement d’exilé ou d’apatride—ayant cherché (et réussi) à s’inscrire dans la tradition des moralistes français qui ont tenté de donner une voix, littéraire, philosophique, à un certain Zeitgeist.

Cioran, au contraire de Houellebecq qu’on a souvent retrouvé, depuis une dizaine d’années, à l’avant-scène du grand spectacle littéraire français, n’a jamais été pleinement actuel, n’a surtout jamais été à la mode ou au « goût du jour intellectuel ». Et c’est précisément cette inactualité qui fait de l’œuvre de Cioran celle d’un contemporain. En effet, pour Agamben, la contemporanéité se définit par cette inactualité même :

Celui qui appartient véritablement à son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne coïncide pas parfaitement avec lui ni n’adhère à ses prétentions, et se définit, en ce sens, comme inactuel ; mais précisément pour cette raison, précisément par cet écart et cet anachronisme, il est plus apte que les autres à percevoir et à saisir son temps4.

Outre la profondeur...

pdf

Share