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French Forum 27.2 (2002) 99-116



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Des extrêmes qui se rejoignent:
solipsisme, réalisme, et le récit beckettien

Eric Prieto


On a parfois l'impression qu'il y a deux Beckett: celui de l'intériorité, dont l'écriture est caractérisée par un discours introspectif abstrait, voisin de la méditation philosophique, et celui de l'extériorité, caractérisé par l'emploi d'un discours descriptif et une forte insistance sur l'aspect concret de choses vues. Le Beckett introspectif, c'est, par exemple, celui de Malone meurt, de L'innommable, et des Textes pour rien, textes qui, axés sur les réflexions d'un sujet solitaire, ont été taxés de narcissisme, voire de solipsisme au sens strict (i.e., philosophique) du terme. Le Beckett extérioriste est celui des nombreuses petites proses descriptives ("Imagination morte imaginer," "Bing" "Sans" "Se voir," etc.) et des pièces pour télévision comme Ghost Trio, où tout se passe au niveau de l'extériorité et de la tentative de "faire l'image," comme l'a très bien dit Gilles Deleuze. 1 Or, comment réconcilier le Beckett extérioriste, faiseur d'images, avec le Beckett introspectif, à tendance solipsiste? Quelle est la nature des rapports entre ces deux types d'écriture? Et quelles conclusions faut-il tirer de cette espèce de dualisme narratif, quelle en est la nécessité?

L'étude présente tentera de répondre à ces questions en s'appuyant sur une analyse comparative de Compagnie et du Dépeupleur, deux textes qui éclairent respectivement l'écriture introspective et l'écriture descriptive de Beckett. Cette comparaison ouvrira ensuite sur une considération de la "crise sujet-objet," que Beckett a héritée de la philosophie idéaliste, et s'arrêtera enfin sur une proposition de Wittgenstein qui semble élucider le sens et l'intérêt de cette bivalence narrative. 2 Une des conséquences de la comparaison de ces deux modes narratifs sera de suggérer l'importance des écrits "extérioristes" de Beckett, qui, quoique moins connus du public et souvent marginalisés par les critiques [End Page 99] , ont un rôle capital à jouer dans notre compréhension globale de son oeuvre. Mais le but principal de cette étude est de cerner la contribution beckettienne à ce que l'on pourrait appeler une pensée de l'entre-deux. Ce mode de pensée interstitielle, qui tente de dépasser les limites inhérentes aux vieilles antinomies philosophiques entre sujet et objet, idée et chose, semble particulièrement caractéristique de la
pensée du vingtième siècle. Les écoles philosophiques modernes les plus diverses—phénoménologiques, analytiques, déconstructives, et autres—ont été marquées par ce désir de penser dans les interstices des oppositions classiques et l'oeuvre de Beckett offre une contribution notable à ce projet interstitiel. Mais pour comprendre la spécificité de l'apport beckettien, il faut considérer cette oeuvre dans ce qu'elle a de spécifiquement narratif. C'est le parti-pris de cette étude.

Ecritures centrifuge et centripète

Les premières grandes fictions de Beckett gravitent autour du pronom "je," ce point abstrait qui est comme la force motrice de tout l'univers beckettien. Les narrateurs successifs de la trilogie tentent de nommer l'entité à laquelle ce pronom se réfère, et s'en rapprochent de plus en plus, mais n'y arrivent jamais tout à fait. Une des conséquences de cette poursuite centripète du principe subjectif, c'est que la réalité extérieure semble se dissoudre dans une réalité purement discursive. L'espace physique du monde corporel se transforme de plus en plus en espace mental, où la seule action possible est celle du narrateur en train de parler/écrire, ce qui fait que, comme le dit le narrateur de L'innommable, "côté spectacle, c'est maigre." Compagnie (1980) peut être compris comme l'aboutissement de toute cette lignée "centripète" de l'oeuvre beckettienne...

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