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French Forum 27.2 (2002) 131-148



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Annie Ernaux:
Ecrire l'Evénement

Martine Delvaux


En exergue à un récit intitulé L'Evénement (paru récemment chez Gallimard), Annie Ernaux a placé deux phrases: la première de Michel Leiris, la seconde de Yûko Tsushima. 1 D'abord, celle de Leiris: "Mon double vœu: que l'événement devienne écrit. Et que l'écrit soit événement." Mais qu'est-ce qu'un événement? Qu'est-ce dans ce cas précis que "l'événement"? Qu'est-ce qu'écrire un événement? Comment un événement devient-il un écrit? Car tout est là, dans cet événement que veut raconter Annie Ernaux, cet événement qui consiste en l'avortement clandestin qu'elle a subi à Rouen, en 1964, à l'âge de 23 ans, événement qu'elle décrit dans un récit qui s'intitule L'Evénement. L'écrit est événement, et en tant qu'événement, il est, dans ce cas précis, avortement. Je traduirais donc le double vœu d'Annie Ernaux de la façon suivante: que l'avortement devienne écrit, et que l'écrit soit avortement.

"Avortement": du latin aboriri (le primitif ab- précédant le mot oriri qui signifie "naître"), c'est-à-dire "mourir, disparaître." "Evénement": du latin evenire qui signifie "sortir, avoir un résultat, se produire." Un événement, c'est ce qui arrive; c'est un aboutissement, une fin, quelque chose qui advient. Dans la langue courante, on donne au mot "événement" le sens de catastrophe, de tragédie, de désastre, le sens de ce qui survient, de ce qui apparaît tout à coup, soudainement. Ainsi, on comprend aussi l' "événement" comme ce qui représente une épreuve, un imprévu, ce qui vient déranger le cours régulier des choses, ce qui surprend, fait désordre. En ce sens, l'événement constitue une interruption de l'existence, une rupture, un advenir qui met fin à un certain temps. Ici, c'est l'avortement qui est l'événement. Et cet événement qu'est un avortement est une apparition qui est une disparition [End Page 131] (aboriri: disparaître), quelque chose qui arrive en partant, quelque chose qui a lieu en mourant. Et comment donc écrire un tel événement? Comment faire de l'événement un écrit, et de l'écrit un événement?

L'événement qu'est l'avortement, cette histoire qui est d'abord et avant tout une histoire de femmes, se présente à Ernaux comme un événement qui a été caché et tu ("c'était une chose qui n'avait pas de place dans le langage" [54]), qu'on a rendu invisible et indicible. Et c'est pourtant cet événement qu'Ernaux va raconter afin de défaire ce qui a été fait: la non-considération de l'avortement comme événement, le fait de l'avoir placé en retrait des événements majeurs non seulement du 20e siècle mais de l'histoire de l'humanité, de ce qui a marqué l'humain et la compréhension que nous en avons (il faut penser ici, bien entendu, à la Shoah et au Goulag, aux grandes guerres et aux moins grandes—au Vietnam, au Kosovo . . .). Dans cette perspective, l'intention d'Ernaux est de conférer à l'avortement le statut d'un "événement," c'est-à-dire de ce qui a été vécu jusqu'au bout. A la fin de son récit, elle écrit: "J'ai fini de mettre en mots ce qui m'apparaît comme une expérience humaine totale, de la vie et de la mort, du temps, de la morale et de l'interdit, de la loi, une expérience vécue d'un bout à l'autre au travers du corps" (111-12). Expérience humaine totale, cet événement "inoubliable" (26) aura été une traversée, une expérience complexe et incomparable, dont l'ambivalence/la dualité constitue la richesse même:

A...

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