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  • L'Irlande de Beaumont:entre histoire et politique françaises
  • Manuela Ceretta (bio)

1 - L'Irlande Sociale, Politique et Religieuse

« Mais il n'entrait point dans le plan de ce grand écrivain [Augustin Thierry] d'exposer l'état social et politique de l'Irlande, tel qu'il existe aujourd'hui »1: c'est par ces mots que Gustave de Beaumont, se plaignant de l'insuffisance de sources françaises dans lesquelles il avait pu puiser pour rédiger son ouvrage, révélait ce qu'avait été son véritable objectif, ce qu'il avait voulu réaliser en écrivant le volume paru en juin 1839. Les deux tomes sur l'Irlande concernaient donc, aux dires de son auteur, le présent. L'ouvrage de Beaumont n'était pas une histoire de l'île de Saint Patrick : en effet, la longue introduction historique, qui occupe plus de deux cents pages et qui rencontrera la faveur unanime de la critique, est préparatoire et accessoire aux quatre autres parties de l'ouvrage, dont le coeur est la société irlandaise. Dans un tableau articulé, qui décrit les ombres et les lumières de la condition du pays - partant du fait le plus éclatant, c'est-à-dire sa misère - Beaumont menait une sorte d'enquête afin de comprendre la maladie qui affligeait la société irlandaise. Son diagnostic montrait que le mal du pays coïncidait avec la mauvaise aristocratie, « étrangère et protestante », qui la dominait. Cette esquisse clinique passait en revue tant les conséquences pathologiques civiles, politiques et religieuses de l'ascendancy protestante que les anticorps existants. Mais Beaumont ne se contenta pas de peindre un tableau, il avança également des remèdes possibles et souhaitables afin de résoudre la situation [End Page 139] irlandaise, douloureuse et embrouillée, c'est-à-dire une façon d'éliminer sans effusion de sang l'aristocratie protestante, d'étendre la propriété privée et d'abolir l'église d'État.

Passée pratiquement sous silence en Irlande, hormis un compte rendu extrêmement sévère, paru tambour battant dans le Dublin University Magazine2, l'Irlande a été considérée comme « l'étude la plus sérieuse, la plus nourrie de faits et la plus solidement soutenue de pensée, qui ait paru en France, sur l'Irlande, au XIXe siècle »3. Caractérisée par une structure qui satisfaisait pleinement le goût de l'époque, analyse d'une société, de ses moeurs et de ses institutions, à cheval entre science sociale, histoire et science politique, elle représente un modèle de cette science politique nouvelle qui - selon Tocqueville - devait comprendre un âge nouveau4. Elle fut accueillie par les contemporains comme un « travail analogue à celui que M. de Tocqueville a exécuté avec tant de succès pour les Etats-Unis d'Amérique5 » et comme un ouvrage qui « par la sagacité des vues, par la vigueur du raisonnement, par la fermeté du style, rappelle tout-à-fait le beau livre de M. de Tocqueville »6.

Jean-Baptiste Biot dans le Journal des Savants, Prosper Duvergier de Hauranne dans la Revue des Deux Mondes et Silvestre de Sacy dans le Journal des Débats feront un compte rendu de cet ouvrage et lui attribueront le mérite d'avoir comblé une lacune au sein de l'édition française. Par ailleurs, il sera largement utilisé par ceux qui écriront sur la question irlandaise dans les décennies suivant sa publication7. Dans la septième édition, revue et corrigée, parue en 1863, Beaumont n'oubliera pas, à son tour, de vanter les mérites de ceux qui avaient apprécié son livre, suivant une liste qui coïncide de manière suspecte avec ceux qui l'avaient loué auparavant8.

Beaumont ne s'y éloigne guère du plan originel9. Le résultat donne un exposé basé notamment sur des enquêtes sociales, sur des statistiques, sur des recueils d'actes parlementaires, sur des textes législatifs et sur des sources irlandaises peu originales, c'est-à-dire sur des reconstructions historiques qui étaient, à leur tour, le remaniement d...

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