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  • Nerval et les limbes de l'histoire: Lecture des "Illuminés."
  • Léo Tertrain
Tsujikawa, Keiko . Nerval et les limbes de l'histoire: Lecture des "Illuminés."Geneva: Droz, 2009. Pp. 326. ISBN 2-6000-1246-X

Quels sont les grands traits de la vision nervalienne de l'histoire, et les modalités d'expression littéraires de cette vision? Dans Nerval et les limbes de l'histoire, Keiko Tsujikawa répond à cette question au terme d'une analyse successive des six portraits des illuminés nervaliens et de l'incipit de l'œuvre.

Ce livre mérite d'abord d'être loué pour son versant résolument "pragmatique" constitué d'une riche analyse du contexte historique faisant écho à chaque personnage, d'une explication des résonances de chaque texte avec le reste du corpus nervalien et surtout d'une étude précise de la nature et de la répartition des nombreuses et diverses citations auxquelles Nerval a recours dans la plupart de ses portraits. Avec, en annexe au commentaire littéraire et historique, un tableau comparatif et une liste de correspondances recensant précisément ces emprunts, la rigueur de l'étude menée par Tsujikawa n'a rien à envier aux multiples exercices d'érudition que l'on peut trouver sur le corpus nervalien.

A la différence, cependant, du courant purement "archéologique" de la critique nervalienne, l'auteur de Nerval et les limbes de l'histoire investit toutes ses observations factuelles d'une dimension théorique et se fonde sur ses découvertes textuelles pour affirmer, contre une certaine doxa, le caractère profondément contestataire des Illuminés.

Cette contestation, ou "opposition," du texte nervalien porte d'abord sur les normes établies de l'écriture de l'histoire et de la littérature au XIXe siècle. C'est ce que l'on comprend à la lecture de l'étude systématique que mène Tsujikawa sur les multiples emprunts faits par Nerval à plusieurs illuminés (en particulier Restif de La Bretonne, Jacques Cazotte et Quintus Aucler), une pratique stylistique qu'elle relie: d'une part à la conception que se fait l'auteur de la littérature comme "communauté," d'autre part à sa tendance à l'identification hallucinée avec les protagonistes de ses récits, et enfin à sa croyance en une lignée généalogique de fils du feu qui communiqueraient sur un mode quasi-télépathique à travers les âges. Au moyen d'une écriture "citationnelle" inspirée par ces raisons convergentes, Nerval va à l'encontre de l'idéologie de l'attribution littéraire qui se développe au milieu du XIXe siècle. A un niveau plus abstrait, c'est alors le principe même d'identité ou de non-contradiction, crucial pour la métaphysique et les différentes formes du dogmatisme rationnel, qui se trouve soudainement ébranlé par l'ambiguïté du narrateur nervalien.

Le traitement de la folie dans Les Illuminés exprime également une double rébellion contre la rationalité et l'esprit du temps en général. Au milieu du courant réaliste naissant, et face à son traitement scientifique de la démence inspiré par la physiognomonie de Lavater, Nerval se démarque en effet de ses contemporains par une approche poétique des phénomènes d'aliénation. D'autre part, son empathie vis-à-vis des fous, par la remise en question des frontières de la raison et de la santé d'esprit qu'elle provoque, n'est pas non plus dénuée d'effets perturbateurs sur les frontières bien établies du raisonnable.

Ces spécificités propres à l'écriture nervalienne de l'histoire recouvrent et autorisent une nouvelle conception du temps historique et de sa progression. Tsujikawa montre à cet égard à quel point la forme biographique adoptée dans Les Illuminés vient répondre [End Page 312] à la croyance de l'auteur dans le rôle moteur des singularités au sein des grands changements historiques. Nerval ne considère certes pas que l'individu ait à lui seul le pouvoir de "faire l'histoire" en son temps. Mais il est convaincu que sur la longue dur...

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