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Prévost ou l'exotisme tragique: l'épisode américain dans Cleveland LAURENCE MALL Aujourd'hui, Antoine Prévost d'Exilés est d'abord et surtout l'auteur de Manon Lescaut. Pourtant, c'est Le Philosophe anglais ou Histoire de Monsieur Cleveland (1731-1739) qui, entre le Télémaque de Fénelon et La Nouvelle Héloïse de Rousseau, est le plus grand succès romanesque de l'époque.1 Cet ouvrage considérable, autant en longueur2 qu'en importance, tout à la fois plonge ses racines dans la tradition du grand roman baroque du dix-septième siècle3, appartient au genre typique des Lumières qu'est le roman philosophique,4 et présente (selon certains) des affinités avec le romantisme.5 Le héros-narrateur Cleveland, fils illégitime de Cromwell, y raconte entre plusieurs récits intercalés en tiroirs la très riche série d'aventures de tous ordres, et le plus souvent malheureuses, qui lui sont arrivées depuis la tendre enfance jusqu'à la maturité, où il amorce une conversion à la religion chrétienne. De cette vaste somme, ce sont fréquemment les trois "micro-utopies" du texte qui sont étudiées: l'aventure sur l'île de Saint-Hélène vécue par Bridge, le frère de Cleveland (livre III), le séjour de Cleveland et de sa famille dans la tribu américaine des Abaquis (livres IV et V), que l'on verra ici; et enfin une suite de l'épisode américain, relatée rétrospectivement beaucoup plus loin par une amie de la famille de Cleveland, Mme Riding et qui décrit son passage chez les Nopandes, autre peuple américain (livres XIII et XIV). 255 256 / MALL Pourquoi, comment le héros Cleveland parvient-il en Amérique, et au milieu des sauvages? Elevé par sa mère dans une cave pour échapper aux violences de Cromwell, il y fait la rencontre de Lord Axminster (lui aussi menacé par Cromwell), devient son protégé et ami et tombe amoureux de sa très jeune fille Fanny, à qui il est bientôt promis en mariage. Axminster décide de partir en Amérique pour disposer les colonies anglaises en faveur de Charles II, le roi légitime en exil. A la suite d'un malentendu, Fanny et son père croient Cleveland infidèle et partent sans lui (90). Cleveland se lance à leur poursuite: "J'entre dans la mer immense de mes infortunes," annonce-t-il au début du livre III (85). Il les retrouve après six mois (181), pourtant, et sur l'invitation de son guide abaqui nommé Iglou tous décident de se reposer dans la tribu de ce demier, dans une vallée au pied des Appalaches (177). Cleveland y restera quinze mois (217) en compagnie de Fanny, avec qui il se marie au milieu des Abaquis et dont une fille naîtra bientôt; de Mme Riding, une amie de la famille; et, initialement, d'Axminster qui les quitte bientôt. L'épisode se termine mal: gouvernés par Cleveland et menés par lui à la recherche d'Axminster, de nombreux Abaquis sont décimés par une épidémie ou s'enfuient avant qu'une féroce tribu ennemie ne s'empare du reste et de nos héros. Cleveland et Fanny, qui croient leur fillette et Mme Riding dévorées par les anthropophages, seront épargnés mais traînés, captifs, par monts et forêts pendant de longues semaines pour finalement être vendus à des trafiquants espagnols et ainsi retrouver la civilisation européenne. Cet épisode participe tout à la fois de la tradition baroque du récit extraordinaire (avec attaques et enlèvements, fuites et errances en pays inconnus6) et de l'utopie ou plus certainement de la contre-utopie dans la lignée de l'Histoire des Sévarambes ( 1677-79) de Denis Veiras dont on sait que Prévost s'est inspiré d'assez près.7 Il contribue également à faire de Prévost "le véritable créateur du roman exotique" selon Gilbert Chinard.8 Au-delà de l'emploi évident d...

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