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Windows on the World Martine Delvaux IL AURAIT FALLU QUE J'ÉCRIVE ce texte du haut d'une tour, à la manière de Frédéric Beigbeder petit-déjeunant au Ciel de Paris de la Tour Montparnasse pour écrire sur le Windows on the World du World Trade Center. Pour bien faire, il aurait fallu que je sois assise à une table au 737, le restaurant situé au sommet de la Place Ville-Marie, l'édifice le plus haut de Montréal. Il faudrait que j'y sois, pour bien faire, pour faire vrai, pour sentir, comme lui, ce que ce serait que d'être tranquillement assise en train de prendre son petit déjeuner et de voir arriver sur soi un Boeing prêt à exploser. J'ai envie d'imiter le geste de Frédéric Beigbeder, mais le 737 n'ouvre pas ses portes avant llh30. Il n'accueille pas les touristes pour le petit déjeuner. Je dois donc procéder en pensée et prendre l'ascenseur qui grimpe les 188 mètres de la Place Ville-Marie, cette tour un peu plus petite que la Tour Montparnasse —on dirait l'une des Twin Towers coupée en deux. Je m'imagine attablée devant un continental breakfast, comme Frédéric Beigbeder, ma fille à côté de moi s'amusant à déchiqueter un croissant, à en faire voler les morceaux autour d'elle sur la nappe blanche empesée. Elle me dit qu'elle n'aime pas les croissants, qu'elle veut plutôt un chocolat, mais quand il arrive, il est trop chaud ou trop froid. Je l'imagine bien, du haut de ses trois pommes, l'amour de ma vie, me faire une petite scène, voir en moi la mauvaise mère qui ne la nourrit pas bien. Je l'imagine, et je ne vous dis pas que ma fille est encore trop petite pour m'accompagner si haut, que les serveurs n'apprécieraient pas ses cris et ses petits pas, ses doigts qui tirent les nappes jusqu'au plancher. Je ne vous dis pas qu'elle souffre d'allergies alimentaires qui l'empêcheraient même de frôler la peau d'un croissant ou de tremper ses lèvres dans du lait. Je ne vous le dis pas, je joue le jeu, je l'emmène avec moi. «Le seul moyen de savoir ce qui s'est passé dans le restaurant situé au 107e étage de la tour nord du World Trade Center, le 11 septembre 2001, entre 8h30 et 10h29, c'est de l'inventer»1. Le seul moyen de savoir ce qui s'est passé dans la tête de Frédéric Beigbeder entre New York et Paris en 2002 et 2003, c'est de l'imaginer. Deux fois, donc, plutôt qu'une. Comme il y a deux Windows on the World, deux témoignages dans le roman de Beigbeder: le faux témoignage d'un personnage, Carthew Yorston, Vol. XLV, No. 3 103 L'Esprit Créateur qui va mourir dans l'enceinte du restaurant où il est allé prendre le petit déjeuner en compagnie de ses deux jeunes fils le matin du 11 septembre; le vrai témoignage de l'écrivain qui, depuis une table au Ciel de Paris en compagnie parfois de sa fille, s'engage dans l'écriture impossible d'un récit sur ce sujet sur lequel «on ne peut pas écrire» même si «on ne peut pas écrire sur autre chose non plus» (18): le 11 septembre. Comme si l'écrivain souffrait de sa posture de témoin secondaire. Il souffre de ne pas pouvoir en être, il doit témoigner de ce qui ne lui est pas arrivé, quitte à en mourir («C'est rare, un écrivain qui a peur du livre qu'il est en train d'écrire» [283]). Et comme si l'écriture pouvait rejouer le passé, provoquer un second événement dont Beigbeder ferait partie: un avion percuterait le Ciel de Paris pendant qu'il écrit et Beigbeder perdrait la vie. Alors, il saurait ce qui le torture depuis tout le temps qu'il écrit...

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