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L'Écriture d'Artaud est sa souffrance: le refus de tout psychologisme Alain Milon SI BEAUCOUP D'ÉCRIVAINS CONTEMPORAINS1 se sont choisis comme objet d'études et usent de leur souffrance comme d'un 'motif d'écriture, quels sont ceux qui ont su garder présent à l'esprit l'avertissement de Baltasar Gracian dans L'Homme universel: parler des autres en feignant de parler de soi?2 Parler des autres, n'est-ce pas là le meilleur moyen de retrouver l'homme dans sa figure essentielle, autrement dit son humanité? Cette réflexion sur le rapport de l'écriture et de la souffrance est née d'une piste ouverte par l'œuvre d'Artaud et de la résonance des voix que ses textes suscitent. Si ses phrases se font l'écho de ses propres cris, ce n'est pas pour autant qu'il parle de lui en écrivant sur lui. Il reprend plutôt à son propre compte la proposition de Gracian: retrouver l'humanité de l'homme. Samuel Beckett, au début de L'Innommable, se pose cette question sur lui, les autres, et son acte d'écriture: «j'ai l'air de parler, ce n'est pas moi, de moi, ce n'est pas de moi» tout en ajoutant au milieu de son récit: «Je ne dirai plus moi, je ne le dirai plus jamais, c'est trop bête. Je mettrai à la place, chaque fois que je l'entendrai, la troisième personne, si j'y pense. Si ça les amuse. Ça ne changera rien. Il n'y a que moi, moi qui ne suis pas, là où je suis».3 Pour Beckett, dedans ou dehors du soi, cela ne change rien puisque l'écriture s'inscrit dans un engagement qui laisse des traces sur l'écrivain. À la question «avez-vous quelque chose à dire?» l'écrivain doit être capable d'afficher ses motifs et de répondre, à la manière de Jean-Paul Sartre dans Qu'est-ce que la littérature?, qu'écrire ne vise qu'une seule chose: «rétablir le langage dans sa dignité»4, rétablissement qui ne se justifie pas seulement par l'engagement politique. Qu'il s'agisse de Beckett ou de Nathalie Sarraute dont les écritures affichent clairement leur retrait à l'égard de tout épanchement, ou qu'il s'agisse des écritures engagées, politiquement comme celle de Sartre, ou poétiquement comme celle de René Char, dans tous les cas on assiste au même refus de tout mobile et histoire personnels. Ces écritures nous incitent à ne jamais oublier que les mots sont des partis pris des choses et qu'elles donnent vie à ce qu'elles touchent, que l'exercice littéraire soit politique, parodique, polémique ou simplement descriptif. Cette posture est lourde de conséquence puisqu'elle invite l'écrivain à prendre parti tout en reconnaissant qu'il n'y a rien de plus tragique que de projeter «ses émotions sur le papier» quand celles-ci sont gouvernées par des mobiles et non par des motifs5. Vol. XLV, No. 3 7 L'Esprit Créateur Prendre parti, n'est-ce pas 'forcer' l'écriture, l'obliger à se soustraire à toute marque de soi, la contraindre en fait à expulser ce qui alourdit et asphyxie le sujet d'un trop plein de moi. Prendre parti, c'est aussi se rendre compte que ce n'est pas la souffrance, qu'elle soit témoignage bouleversant, expérience traumatisante ou cri du cœur, qui pousse à écrire. C'est plutôt l'écriture qui est déjà en soi un acte de souffrance. Lorsque le moi devient mobile d'écriture, il fait courir le risque à l'écrivain de réduire son écriture à une sorte de compensation à sa propre souffrance: je souffre, j'écris et, par la même occasion, je suis. Si au contraire l'écriture nous fait prendre des risques et nous met en danger, elle permet à l'écrivain de résister aux lieux communs pour être dans un état de tension permanente qui fait de lui quelqu'un d'inscrit dans un devenir, et non un être enfermé dans un état ou une posture—je souffre et je...

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