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Les Pierres/paroles de Patmos: minéral et poétique des restes chez Lorand Gaspar et Jacques Lacarrière Bruno Tritsmans UN DES PLUS BEAUX PASSAGES de Tristes tropiques relate l'intense curiosité que Claude Lévi-Strauss éprouve pour la géologie, et plus particulièrement pour «la ligne de contact entre deux couches géologiques», qui offre «l'image même de la connaissance»1. Alors que le paysage se présente initialement comme un «immense désordre», cette ligne de contact marque «le sens auguste entre tous», et un «au-delà des spéculations agricoles, des accidents géographiques, des avatars de l'histoire et de la préhistoire» (59). La stratification géologique est une «intelligibilité plus dense», une sorte de palimpseste, lisible derrière la surface historique hétéroclite . La fin de Tristes tropiques reprend cette idée en invitant à se déprendre du «labeur de ruche» social par la contemplation d' «un minéral plus beau que toutes nos œuvres» (497). Des strates géologiques du début du livre au minéral contemplé à la fin, on est toutefois passé d'une structure (globale) à quelque chose de ponctuel, d'autant plus miniaturisé qu'il est associé à un «parfum ... respiré au creux d'un lis» ou au «clin d'œil ... qu'une entente volontaire permet parfois d'échanger avec un chat» (497). Catherine Clément parle à ce propos d'une «extase mystique» qui répare le «monde brisé»2. Face à la dérive, voire la violence de l'Histoire, Claude Lévi-Strauss accrédite un ordre profond, minéral, qui apparaît comme une forme du topos bien connu du 'livre du monde'3, mais à laquelle il donne, à la fin du livre, une acception «mineure» et comme ludique. Dans De près et de loin, il reviendra encore sur la collection d'objets comme les papillons ou les minéraux, et il se dit à ce propos proche de Roger Caillois4; de même, il y avoue sa prédilection pour les bijoux d'occasion, qui sont «un peu comme les galets, les coquillages, les bois roulés et flottés que le ressac abandonne au hasard d'une grève», phrase révélatrice parce qu'elle associe le minéral au rivage, ce "territoire du vide" qui est essentiellement un lieu résiduel5. De ce rapide parcours se dégagent deux données essentielles, qui informent en profondeur la poétique de la pierre. D'une part, la fascination pour la pierre est une tentative de suppléer à une brisure historique, à une dérive du monde, et le minéral apparaît ainsi comme un refuge, un territoire du sens6; d'autre part, celui-ci se présente sur deux modes, global et local, structural et 42 Summer 2005 Bruno Tritsmans ponctuel, qui prennent les formes contrastées du regard géologique et de la collection de pierres éparses, comme résiduelles. C'est en suivant ces deux axes que je propose d'explorer la poétique minérale de Lorand Gaspar et de Jacques Lacarrière. Terres en feu, pierres de feu Dans l'«essai d'autobiographie inédit» qui ouvre Sol absolu (dans la réédition de 1982), Lorand Gaspar évoque son arrivée en 1954 au ProcheOrient , où le poste de chirurgien de l'hôpital français de Bethléem était vacant. D'entrée de jeu, Gaspar se dit sensible au contraste entre «la pureté du chant des paysages millénaires» et «la violence des passions des hommes», et tout se passe comme s'il était attentif à un palimpseste invariable, à un «fond intemporel» sous-jacent à la «mobilité enchevêtrée de la foule». En un second temps, il s'efforce cependant de réconcilier ces deux aspects en évoquant une «force des contrastes», une «dynamique des contradictions» qui forment une «construction ambitieuse et fragile»7. Le contraste entre la surface, marquée par la contingence historique, et le palimpseste invariable, corrélé au paysage, ainsi que la tentative de le réduire, réapparaît encore quand Gaspar évoque les quinze ans vécus à Bethléem, puis à Jérusalem. En un premier temps, les différents aspects...

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