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Sous la protection de la voix: L'idée de frontière littéraire dans l'œuvre d'Andreï Makine Isabel S. Molinas Je suis comme eux, certes, mais je peux nommer notre condition humaine et, par conséquent, y échapper. Andreï Makine, La Musique d'une vie PARMI LES ÉCRIVAINS ÉTRANGERS qui ont choisi d'écrire en français, Andreï Makine est un de ceux qui expliquent dans leur propre œuvre les raisons de ce choix1. À cet égard, Le Testament français (1995) est un texte clef. Non seulement il donne une orientation pour la lecture de l'ensemble de son œuvre, mais il permet en outre d'approfondir quelques-unes des raisons qui ont pu amener d'autres écrivains étrangers à opter pour la même langue. Dans un premier temps, le caractère autobiographique de ce roman invite à croire qu'une analyse centrée sur la dimension géopolitique serait la plus pertinente. Cette analyse approfondirait les relations entre centre et périphérie dans le système littéraire européen et montrerait , une fois de plus, la fascination hégémonique que la France a exercée au cours des XIXe et XXe siècles. Cependant, à côté de cette perspective d'analyse, s'impose bientôt la nécessité d'une réflexion sémiotique sur la matérialité du langage, qui puisse révéler quelques-unes des opérations du passage entre langue maternelle et langue poétique. Makine opte pour le français mais, curieusement, c'est parce que quelques-unes des images les plus puissantes de ses histoires sont banales qu'il paraît exclu de la littérature française la plus en vue. Nous prenons deux exemples au début de ce travail: la référence à un film dont Belmondo était le héros—dans Au temps du fleuve Amour (1994)—et le souvenir d'une série de mots que le protagoniste du Testament français répète comme si c'était une litanie rescapée des jeux de l'enfance . Malgré la banalité de ces images, c'est leur choix même qui nous paraît livrer la clef du travail de Makine. Après la fin annoncée des grands récits, Makine revient à la narration et, depuis sa position périphérique d'étranger, il dénonce dans ses histoires la façon dont le monde unique d'une langue peut devenir impénétrable pour qui vit à l'intérieur. Nous recourrons ici au concept de «frontière» énoncé par luri Lotman afin d'expliquer la façon dont Makine construit son propre «ton poétique » et parvient, finalement, à se positionner dans le système littéraire Vol. XLIV, No. 2 61 L'Esprit Créateur français2. Pour nous référer à cette opération de transfert, non seulement entre deux langues mais aussi entre deux espaces sémiotiques hétérotopiques, nous prenons à la fin de cet article l'exemple paradigmatique de la littérature universelle , l'œuvre de l'Argentin Jorge Luis Borges. Ayant repéré des stratégies analogues chez Borges et Makine—parmi lesquelles, la façon dont tous deux parviennent à s'inscrire dans leurs systèmes littéraires nationaux respectifs— nous proposons de décrypter quelques-uns des artifices qui font que la littérature échappe aux absolutismes et à l'imposition d'un soi-disant sens ultime. Les premiers liens avec la langue poétique Lorsque Mitia, narrateur protagoniste de Au temps du fleuve Amour, constate que l'absence de souvenirs—ou l'obstination de l'unique souvenir d'une guerre survenue il y a des décennies—, l'absence de trains et de prostituées a clos les possibilités d'imaginer des mondes possibles, le nom d'un acteur, Belmondo, lui annonce l'arrivée de l'Occident en Sibérie. Ce qui m'a sauvé, c'est ce requin... (...) Un splendide requin, qu'on devinait terriblement affamé, fonçait dans la cabine submergée en pointant son nez vers le ventre de l'espion. L'eau se colorait de rouge... Quelques instants après, Belmondo faisait son apparition. Et l'homme qui était...

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