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Une esthétique de la surimpression: la représentation des repas de famille dans Combray Martine Gantrel L'UNE DES CARACTÉRISTIQUES LES PLUS ORIGINALES d'À la recherche du temps perdu est la façon dont Proust constitue et représente l'intimité de son narrateur. Car si sa quête initiatique s'apparente dans une large mesure à cette «science des degrés qui, comme le rêvait Roland Barthes, indiquerait une éventuelle progression, historique ou personnelle , vers une connaissance toujours plus approfondie de soi»1, celle-ci débouche, non pas sur une vérité personnelle, impudique, difficile ou impossible à dire, mais sur la révélation, enfin acquise et glorieuse, de la vocation litt éraire. Cela suffit à suggérer à quel point la représentation de l'intime chez Proust se constitue en dehors des lignes de partage traditionnelles. Loin des genres apologétique ou confessionnel, la Recherche ne blâme ni ne loue. Son point de vue, on l'a souvent noté, est celui d'un moraliste, accusant réception des faiblesses, des lâchetés et des perversions (celles du narrateur et celles des personnages) afin de dresser en connaissance de cause le tableau—ambivalent, contradictoire, irritant et admirable—d'une certaine nature humaine. S'il participe du travail d'apprentissage de soi menant à la révélation finale, l'intime chez Proust n'est pas plus porteur de vérité, ni d'une vérité plus grande, que les autres aspects de la personnalité sociale, pas plus qu'il ne désigne d'ailleurs une limite interne de la narration. Dès Combray, les angoisses, l'onanisme, les pulsions sadiques, les rêveries erotiques et l'outrage participent du réel proustien qu'ils déclinent sur ses deux modes dominants, le mode itératif (le baiser du soir, le cabinet à l'iris) et le mode singulatif (la nuit que Marcel passe auprès de sa mère, la scène de voyeurisme à Montjouvain). Cette particularité tient peut-être au fait que le narrateur, observant son personnage du haut des années qui se sont écoulées, est constamment décalé par rapport à lui, mais aussi singulièrement Ubre. Rappelons la célèbre phrase de Contre Sainte-Beuve: «un livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices»2. En d'autres termes, l'auteur est une instance qui n'a pas d'équivalent dans la vie réelle car il ne prend forme et substance qu'au fur et à mesure de ce qu'il écrit. La véritable intimité du texte proustien, elle est donc là , entre le texte et son auteur. C'est-à -dire aussi entre l'auteur et son lecteur ou, pour reprendre la terminologie de Genette, entre 38 Spring 2004 Gantrel le narrateur et son narrataire. Leur rapport, fait d'observations, de sentiments et de réflexions partagés, est en effet d'une étonnante proximité: «Roman du 'je' d'un bout à l'autre, constate Jean MiUy, la Recherche enveloppe le lecteur d'une présence constante»3. Cela dit, comme dans l'univers des personnages, cette proximité repose en partie sur des procédés de manipulation et d'enjôlement où la séduction, la facétie, voire le mensonge, ont leur part. Reproduisant la multiplicit é du réel romanesque, la relation entre Proust et son lecteur se constitue elle aussi à partir de superpositions de sens et d'intentions parfois contradictoires— ce qu'Anne Simon définit pour sa part comme une technique de la «surimpression », c'est-à -dire «un empiétement généralisé (lexical, syntaxique et rythmique) [qui] crée des effets de lecture piégés, des palimpsestes temporels et sensoriels qui définissent le monde comme la subjectivité»4. C'est cette technique de la surimpression que j'aimerais explorer ici, plus précisément, la façon dont elle affecte le pacte de lecture, c'est-à -dire le rapport qui s'établit dans le texte entre le narrateur et le lecteur. Car, s'il est bien connu que ce rapport est de nature très intime, il arbore aussi une...

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