Le chronotope intermédiaire du cinéma: Le cas de La Jalousie

Le chronotope intermédiaire du cinéma: Le cas de La Jalousie Tara L. Collington POUR MIKHAÕ L BAKHTINE, de tous les genres littéraires, le roman est celui qui réussit le mieux à représenter la complexité de l'expérience humaine. Bakhtine juxtapose au roman des genres antérieurs tels l'épopée et la tragédie qui, selon lui, puisent pour leur matière dans le passé héroïque et font preuve d'un «monologisme» extrême—une certaine unité au niveau du style, du langage et de l'idéologie. Le roman, par contre, valorise plutôt la représentation des événements contemporains, fondés sur l'expérience personnelle; il fait preuve, à divers degrés, d'un mélange stylistique, d'une multiplicité de langages et d'une pluralité de perspectives idéologiques'. La particularité du roman se trouve dans sa volonté de mélanger les genres et d'incorporer des éléments épiques, tragiques, comiques, folkloriques, populaires, etc., dans un style à multiples faces. Autrement dit, le roman devient un lieu d'interaction dialogique où se rencontrent divers genres littéraires. Il me semble que cette interaction ne se limite pas à celle des genres mais pourrait également décrire un certain dialogue intermédiatique—la façon dont le roman incorpore des modes de représentation propres à d'autres médias. Cet échange intermédiatique est particuli èrement frappant dans le cas du Nouveau Roman, ce sous-genre romanesque reconnu pour ses innovations narratives souvent inspirées par des techniques «cinématographiques»2. Je m'intéresse en particulier à la façon dont Alain Robbe-Grillet s'approprie les conventions cinématographiques qui touchent à la représentation de l'espace et du temps afin de problematiser la construction du monde fictif et la possibilité même de pouvoir le concrétiser de façon stable et cohérente. De nombreux articles, dans des revues littéraires et cinématographiques, s'adressent au rapport entre le cinéma et la technique romanesque de RobbeGrillet , rapprochement qui se manifestait dès le début des réactions critiques envers son œuvre et qui continue jusqu'à nos jours3. Bruce Morrissette se plaint que la plupart des critiques, au lieu de se limiter à faire «des rapprochements ou des recherches d'équivalents de techniques», ont tendance à considérer un texte robbe-grilletien donné comme «un vrai film» et alors comme «un roman manqué»4. Pour Morrissette, décrire l'échange entre le roman et le cinéma représente un grand défi pour la critique littéraire qui doit trouver: 60 Summer 2003 COLLINGTON les termes et les définitions propres à rendre compte de toutes sortes d'analogies avec le cinéma, sans pour autant tomber dans le piège d'une identification ou d'une équivalence qui pourrait nuire à l'étude du roman moderne en l'assimilant d'une façon simpliste à un art d'images visuelles mobiles dont la spécificité le sépare radicalement des techniques de l'écriture (188). Or, je soutiens qu'on pourrait cerner cette interaction complexe entre roman et cinéma à l'aide d'un concept bakhtinien particulier, celui de «chronotope». Le chronotope nous fournit un moyen de rendre compte d'une certaine technique cinématographique transplantée au roman tout en évitant le piège d'assimiler les deux genres. Dans le présent travail, je proposerai donc une lecture chronotopique de La Jalousie afin de démontrer l'utilité du concept de chronotope pour aborder la question de !'intermédialité littéraire. Puisque le roman réussit le mieux à saisir le discours humain dans toute sa spécificité historique, Bakhtine trouvait qu'il fallait une nouvelle méthodologie de l'analyse textuelle qui pourrait rendre compte de la complexit é de cette forme littéraire qui, en vérité, se compose de différents «genres». C'est ainsi que dans son essai «Formes du temps et du chronotope dans le roman»5, Bakhtine a introduit le chronotope (littéralement «tempsespace ») comme un nouvel outil pour étudier le roman. Bakhtine définit ce concept en déclarant que dans le chronotope le temps devient «visible pour l'art», que les...