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Le cabinet de curiosités linguistiques de Patrick Roegiers: Accumulations, substitutions, réductions (L'Horloge universelle, Hémisphère Nord) Valérie-Angélique Deshoulières pour Alain Montandon J'ai appris qu'Anna Comnène et son frère Jean s'étaient livré une lutte acharnée pour conquérir le trône de Byzance. Je serais curieux d'en savoir un peu plus sur cette affaire. Anna a perdu en fin de compte la partie et a consacré les dernières années de sa vie à la rédaction de VAlexiade, une très longue biographie de son père, l'empereur Alexis 1er. Elle était amoureuse de la langue grecque: —Elle prétendait qu'elle aimait davantage la langue que l'air qu'elle respirait, a dit l'un des auteurs. —Vassilis Alexakis, La Langue maternelle ' L'AMOUR DE LA LANGUE est ici semblable au culte des statues: le même souci de perfection formelle conduit à la même asphyxie. Non seulement Anna Comnène, occupée à ciseler les phrases pour rendre gloire à son père, en oublie de respirer mais on peut craindre qu'un tel esthétisme chasse, en même temps que l'air, le vrai visage du défunt. Adorant les mots grecs comme des idoles, les polissant sans fin au creux de sa main pour les faire luire, Anna utilise l'absence à des fins stylistiques au lieu de s'en émouvoir. VAlexiade n'est peut-être qu'un tombeau vide: gênée par tant d'éclat , redoutant l'idéalité comme une peste propre aux Sophistes, l'âme d'Alexis l'a déserté. L'ordinaire de l'émotion, quand la littérature s'en mêle, tient souvent du déhanchement, de la claudication. Bien ordonnées, la syntaxe , la rhétorique, la narration d'Anna se présentent au contraire comme une parade militaire. Sa "grécomanie" étouffe dans l'œuf ses sentiments. Quand un esprit souffre pourtant, la logique peut devenir boiteuse et comme le souligne Michel Pierssens méditant sur la folie du signe chez Mallarmé et Saussure: "Quand c'est l'ordre du signe qui dérive sur fond de différence, la fiction n'est plus ce qui accueille une belle image des désordres, elle est ce qui en naît"2. Anna Comnène est amoureuse de la langue grecque, elle n'en est pas malade. Car les temps ne sont pas encore aux grandes logophilies nées des 94 Winter 1998 Deshoulières aventures tumultueuses d'un poète avec le signe, lieu scénique insituable de son théâtre intérieur. Mais à la fin du XIXe siècle, quand l'amour de la langue rencontre la souffrance, l'écriture en porte fatalement la marque. Dans l'œuvre de Mallarmé le face-à -face de la folie et de la fiction cesse de se jouer, comme on sait, dans l'espace protégé de la mimesis. L'eau a coulé sous le pont de Cratyle: le logophile ne se contente pas de répéter dans le sillage du personnage de Platon que le signe rend la folie possible, il expérimente l'envers de cette découverte et nous laisse entrevoir que c'est aussi la folie qui permet, selon les mots de Pierssens, de "cerner le contour de l'être immatériel du signe". C'est cet héritage nous interdisant de considérer séparément les champs discursifs composant l'écriture romanesque que Patrick Roegiers, écrivain né à Bruxelles en 1947, s'emploie à faire fructifier. On ne saurait dissocier en effet dans L'Horloge universelle et Hémisphère Nord, deux romans publiés en 1992 et 19953, la fiction de l'ample méditation sur la langue initiée par Mallarmé. Les glossites de Glotz: Des nids de babil aux tours de Babel Ce corps charnu et mobile situé dans la cavité buccale et qui, chez l'homme, joue un rôle fondamental dans la déglutition, le goût et la parole, Roegiers a osé le mettre en scène. Glotz, le héros de L'Horloge universelle, couvre à lui seul l'amplitude sémique du mot "langue...

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