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Les Lettres persanes ou l'esprit des livres Anne Chamayou Dès que je lisais un auteur, je distinguais bien vite sous les paroles l'air de la chanson. —Marcel Proust, Pastiches et Mélanges. J'ai six couplets de chansons à mettre au jour, qui, je m'assure, remettront toutes choses dans l'équilibre. [...] Ils sont sur un air qui a fait, jusqu'à présent, un effet tout particulier. — Lettres persanes, Lettre CXI, extrait des mémoires d'un Frondeur. COMMENT FABRIQUE-T-ON un succès littéraire en 1721? L'éclatante réussite des Lettres persanes s'appuie sur une formule—le roman épistolaire, un motif—l'observateur étranger, et une méthode— la confrontation des points de vue. Au moment où Montesquieu invente ses Persans dans le bureau de La Brède, tout cela est déjà ancien et paraîtra pourtant absolument nouveau. Rendre compte de cette saveur, de cette surprise, comprendre ce qui fait l'enjeu inédit d'un type de roman-chronique qu'on exploitait ici et là depuis une quarantaine d'années, est l'origine de ce travail. Que la lettre, dans cette réussite, compte pour beaucoup, c'est ce dont on ne peut douter depuis que la critique des Lettres persanes a abordé dans sa totalit é l'esthétique complexe de ce roman. On se propose ici de la saisir dans un certain nombre de ses paradoxes. Paradoxe de l'ancien et du nouveau: à l'orée du siècle, les Lettres persanes , si elles représentent le "roman nouveau", sont à bien des égards le "Livre des Livres'". Le cadre borgésien de la Bibliothèque à travers lequel la littérature ne se conçoit que comme l'infini des œuvres et des textes, s'impose à travers une forme, la lettre, dont la diversité permet une multiplication des instances d'écriture et des modalités scripturaires. Paradoxe de l'unité d'un style malgré la duplicité de ses variations polyphoniques: les emprunts à des œuvres antérieures, les mélanges de registres et de tons font et défont tour à tour la vraisemblance d'une fiction que la forme épistolaire devrait asseoir sur l'identité stylistique des épistoliers. Paradoxe d'une imitation pourtant inimitable: une des formes de l'écriture polyphonique, le pastiche, permet de mesurer la force neuve et pénétrante du discours des Lettres persanes , alors même que la voix de Montesquieu répète la ligne musicale de quelques écrivains précisément imités. C'est donc à travers l'ensemble des "airs" que la forme épistolaire fait entendre, que l'on se propose d'écouter Vol. XL, No. 4 13 L'Esprit Créateur "la chanson" des Lettres persanes par quoi se fit, en 1721, leur magistrale entrée en littérature. A bien des égards, les Lettres persanes peuvent être considérées comme l'événement inaugural des Lumières2. Or, ce commencement est une somme. Derrière l'exquise légèreté qui faisait enrager Voltaire ("Ce livre si frivole et si aisé à faire!"), se presse en effet tout l'héritage d'une culture. Somme de lectures, de notes et d'essais consignés dans les spicilèges, l'œuvre embrasse toutes les époques et tous les domaines du savoir. L'étude des sources des Lettres persanes, enrichie de la publication en 1954 du Catalogue de la biblioth èque de Montesquieu3, a permis d'en établir un inventaire impressionnant4: il montre à partir de quel immense horizon intellectuel Montesquieu a conçu son roman oriental. Du point de vue romanesque, l'ouvrage n'a pas même la primeur de sa formule narrative: depuis 1684, avec L'Espion du grand Seigneur, Jean-Paul Maraña avait imposé le cadre commode du roman épistolaire et la figure de l'observateur étranger. Ce que nous lisons aujourd'hui comme la naissance d'une pensée et la jeunesse d'un siècle rend donc hommage aux richesses d'une longue tradition intellectuelle. Ainsi, au cœur même du point de vue subjectif d'un épistolier oriental, et dans la forme discontinue d'un recueil de lettres, se profilent les pesants et nombreux...

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